dimanche 2 juin 2013



 
 Sommaire
7 Introduction

9 Pistaches et melanges : petit historique des boissons mélangées
9 Étymologies
14 Au vent d'Amérique
16 Ils débarquent
18 Le cocktail-roi
24 Élitisme, éthylisme
2 8 Les plaisirs et les heures

30 Onze heures : le « Bloody Mary»
33 Midi : le « Negroni »
36 Treize-quatorze heures : avant le déjeuner, un «Kir»
41 Quinze heures : le pousse-café
44 Seize heures : les « fizz »
49 Dix-sept heures: l' «Alexandra» au bar Alexandre
51 Dix-huit heures: les sours
54 Dix-neuf heures au Fouquet's : le « Side-car»
57 Vingt heures : le « Martini Cocktail»
60 Vingt et une heures - vingt-deux heures : des cocktails qui se mangent
69 Vingt-trois heures : un «Rose» au Ritz
73 Minuit au Trader Vic'
75 Une heure : Ùn « Manhattan» au Bidou Bar
79 Deux heures et quatre « Daïquiri »
84 Trois heures : un « Mint Julep»
87 Quatre heures : un «Blue Lagoon» au Harry's Bar
92 Cinq heures : le «Black Velvet »
95 Six heures : les cocktails assassins
98 Sept heures : le châtiment
104 Huit heures : à l'eau !

Do it yourself
#H'A •·."·-..........
Les bars que nous aimons à Paris
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123 Index général
124 Index par composants
125 Bibliographie
 Introduction !
Tout d'un coup, il m'est devenu indifférentde ne pas être moderne.
Roland Barthes

C'est ici un livre de bonne soif, lecteur : ce n'est pas un recueil de recettes. Il en existe suffisamment, dont certains sont très complets, ou fort aisés à utiliser, ou même, pour les meilleurs  l'un et l'autre à la fois. La bibliographie que nous donnons en fin de volume témoigne de cette abondance.Nous ne prétendons pas non plus écrire un guide, bien que Nous proposions, également en fin d'ouvrage, une liste des bars que nous aimons un peu, beaucoup, passionnément ... Cette liste, nous en sommes conscients, n'a rien d'exhaustif, elle procède d’un choix délibérément subjetif, et elle exclut toute mention d"un bar dont nous penserions du mal.Ce que nous proposons au lecteur, c'est de l'accompagner le long d'une journée, qui commence à onze heures, ce qui est plutôt pour un noctambule, et se termine à huit, puisqu'il faut bien se coucher; et, le long de ce parcours, de lui faire partager quelques boissons appropriées à chaque moment, de lui brosser quelques décors que ces boissons suggèrent, de lui confier quelques souvenirs qui s'y rattachent et quelques historiettes qui puissent les illustrer, de lui présenter quelques personnages qui les ont préparées ou bues ... Bref une petite promenade éthylique d'un comptoir l'autre, d'un cocktail l'autre.Bien sûr, en chemin, il serait absurde de ne pas donner les formules des boissons que nous citons. Nous nous sommes efforcés de choisir les recettes les plus simples et les plus classiques, même s'il nous arrive, pour la curiosité ou l'amusement du lecteur, d'en donner de baroques et d'infaisables. Cependant, nous restons convaincus que dans ce domaine où les recettes prolifèrent depuis plus d'un siècle, un petit nombre de grands «standards» se sont peu à peu imposés. Comme le dit, de manière pour nous définitive, Andy Mac Elhone..: «One must remember that there will never again be another Dry Martini invented». (Il est bien évident qu'on n'inventera jamais un autre Dry Martini).
Aussi, pour ponctuer les dix-neuf heures de la journée d'un buveur de cocktail, avons-nous délibérément choisi dix-neuf boissons (ou, plus exactement, familles de boissons, puisque, bien souvent, un cocktail-type possède nombre de variantes, ou dérivés) parmi les plus éprouvées. Nous nous éloignons en cela de la tendance actuelle qui s’exprime dans de nombreux bars, en particulier les bars d' hôtel : des barmen virtuoses, et souvent du reste non dépourvus de talent, s'y ingénient à proposer des «créations» dans lesquelles prolifèrent des liqueurs étranges, au goût venu d'on ne sait où et d'on ne sait quoi, dont la couleur est volontiers bleue, verte ou violette, et qui s'adornent d'un décor surchargé de feuillages, fruits et autres parasols, plus digne de servir de coiffure à quelque Carmen Miranda qu'à satisfaire un buveur sérieux. Telle est, malheureusement, l'image du cocktail que l'on donne trop complaisamment à une clientèle qui confond exotisme et club de vacances, prend les filets de soles aux kiwis pour une création gastronomique, arbore fièrement sur ses vêtements et ses bagages des monogrammes qui ne sont pas le sien, croit lire BHL, etc. Cette mode du cocktail compliqué, utilisant des liqueurs souvent médiocres qui lui donnent un goût écoeurant et artificiel, est, il faut le dire, encouragée par de nombreux concours qu'organisent certaines marques dans l'espoir de promouvoir leurs produits et d'entraîner les barmen professionnels à les utiliser. On voit ainsi des hommes, de talent parfois, répétons-le, s'ingénier à utiliser d'improbables crèmes et des apéritifs fort justement oubliés dans des mélanges que leur complexité (allant jusqu'à sept ou huit produits différents) ne sauve pas, bien au contraire. Cette tendance au doucereux, au tape-à-l'oeil, à l'indéfinissable, finalement au n'importe quoi, épargne, Dieu merci, quelques praticiens honnêtes qui savent se maintenir dans le droit fil de·la tradition, même lorsqu' il leur arrive de créer. C'est vers ceux-là que nous vous convions à nous suivre, mais non sans avoir d'abord fait un petit détour du côté de l'histoire…

Pistaches et mélanges
Petit historique des boissons mélangées
Nous ne goustons rien de pur.
Montaigne

Etymologies
Les sujets les plus futiles sont en ce bas monde susceptibles des plus farouches controverses -ainsi en est-il de l'origine du mot « cocktail ».  Une première école y voit l'évocation des couleurs de la queue du coq et donne de l'invention des boissons mélangées une version qui met en scène un fermier, sa fille et un bel officier.
Lucien Farnoux-Reynaud, dans L'Heure du cocktail, est de ceux-là : « Un cabaretier, là-bas [ ... ] vers l'Ouest, vivait il y a plus de cent ans. Il possédait une fille et un coq. La jeune fille belle comme les vertus théologales mises en pratique par une amoureuse, chaste à faire mentir le proverbe qu'il vaut mieux garder un panier de chats qu'une pucelle, douce et un peu nostalgique tel un refrain de matelot. On l’admirait à vingt lieues à la ronde. Mais le coq était encore plus étonnant, car on l'admirait sur une plus vaste superficie. Il avait gagné mille concours d'aviculture et les treize premiers Etats qui marquèrent des treize premières étoiles la bannière de la libre République savaient qu'il n'y avait qu'un coq, celui de Johnnie. La fille avait une robe pour chaque aspect du ciel et semblait toujours descendue depuis une heure sur la terre. Mais le coq portait simultanément sur son panache toutes les couleurs du ciel et de la terre et, dès qu'il chantait sa gloire au soleil, toutes les poules s'abattaient les ailes éployées. Un jour, le coq disparut.
Le cabaretier battit sa femme, son nègre et son âne, parcourut vainement la campagne et, après bien des colères et des larmes, jura qu'il donnerait sa fille à qui lui rendrait son coq. « Au crépuscule, le malheureux vit s'arrêter, devant son saloon, un officier qui lui tendait le volatile en rupture de poulailler. Au paroxysme du bonheur -la joie altère- il aligna tous ses flacons dont le contenu évoquait un des coloris de la queue (tail) de son coq (cock) et, tandis q u'il louait Dieu, sa fille, en extase devant la beauté de son mari inattendu, versait machinalement un peu de chaque liqueur dans un verre empli de glace. « De cette mixture spontanée, tout le bourg se grisa, la proclamant un miracle d'amour et d'alcool. On la baptisa de son nom symbolique en dansant des rondes autour des fiancés. L'officier empona aux armées la fille et la recette. L'histoire ne dit pas ce que l'armée fit de la fille, mais les faits témoignent du bon accueil qu'elle réserva à la recette. » Pierre Vermeire, dans L'Art du cocktail, partage cette opinion. II situe la scène en 1776, aux environs de New York (Elmsford ou Yorktown), et le cabaretier se serait nommé Flanagan...
Frank Meier, dans The Artistry of Mixing Drinks, situe également la scène à Yorktown, mais en 1779. Betsy Flanagan, farouche soutien de l'armée révolutionnaire, y servait à boire aux officiers américains et français. Elle leur promit la peau du coq d'un Anglais qu'elle haïssait -et tint parole. On but pour fêter le banquct à la queue du coq des boissons mélangées - des cocktails bien-sûr ! Jean Busson, dans Cocktails, penche aussi pour cette version.
Mais Harry Craddock, dans son Savoy Drink Book, n’est pas du tout de cet avis et et propose une version qu’il annonce comme « véritable, authentique et non sujette à contreverse ». Selon lui, les choses se seraient passées au Mexique : Vers le début du siècle dernier, il y eut pendant quelques temps une importante tension entre l’armée américaine des Etats du Sud et le roi Axolotl VIII du Mexique. Il en resulta quelques escarmouches, une ou deux batailles, mais on établit finalement une trêve, et le roi accepta de rencontrer le général américain pour discuter les termes d'un traité de paix.
« La rencontre devait avoir lieu dans le Pavillon royal, où se rendit le général américain; on lui avait installé une place sur le trône, pour ainsi dire, aux côtés du roi lui-même. Sa Majesté, cependant, lui proposa un verre, d'homme à homme ; en tant que général de l'armée américaine, il accepta. Le roi donna des ordres, et, après un moment, apparut une femme d'une beauté, aussi irrésistible qu'enchanteresse; elle serrait entre ses doigts effilés une coupe en or, incrustée de rubis, qui contenait un étrange breuvage de sa composition. Un lourd et menaçant silence s'abattit alors sur l'assemblée, car la même pensée traversa l'esprit de chacun : puisqu'il n'y avait  qu'une seule coupe, soit le roi, soit le général devrait boire le premier- l'autre se tiendrait donc pour offensé. La tension allait croissant lorsque la jeune femme semble comprendre la situation : courbant sa jolie tête, elle salua l'assemblée d'un doux sourire et but elle-même le breuvege.
Tout était sauvé et la conférence se termina de façon très satisfaisante, mais, avant de partir, le général demanda à connaître le nom de la femme qui avait fait preuve d’un si grand tact. « Il s'agit, répondit fièrement le roi, qui n’avait jamais vu la demoiselle auparavant, de ma fille Coctel ».

« Bien, répliqua le général, je veillerai à ce que son nom soit à jamais honoré par mon armée ».
« Coctel », bien sûr, devint « Cocktail », et le tour fut joué ! » Une variante de la thèse mexicaine voit l'origine du cocktail dans le mot Xocti, nom donné par un roi aztèque à une boisson qui lui aurait  été offerte par une jeune fille noble de son pays.

Laissant de côté l'épineux problème étymologique, d'autres chercheurs acharnés, comme Jean Lupoiu, sont allés repérer loin dans !'Antiquité l'origine des boissons mélangées. Il cite notamment, retrouvées dans Diodore de Sicile, Hérodote etStrabon, des breuvages égyptiens complexes tels le zithos ou le kémi. Il évoque les vins mélangés aux épices et aux aromates répandus en Babylonie et en Grèce; dans la Rome antique, il arrive même, à partir d'un poème attribué à Virgile, à situer l’origine du bar (caupona) et du shaker (mixarius) ! Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons trancher la question au plan étymologique, mais nous pouvons verser au dossier des éléments historiquement irréfutables.
Il est parfaitement établi que, durant toute l'Antiquité, on mélangea au vin épices et aromates, pratique qui s'est poursuivie au fil des siècles. On trouve ainsi au XVIème  siècle, en Bordelais et dans les Charentes, une boisson de ce type appelée coquetel ! Ne serait-ce pas la vraie origine, française de surcroît, du cocktail ? Toutes ces boissons étaient à base de vin. La première mention d'un cocktail à base d'alcool se trouve dans le magazine américain The Balance du 13 mai 1806 où l'on peut lire que « le cocktail est une liqueur stimulante, composée d’alcools d'origine indifférente, de sucre, d'eau et de bitters ; il est vulgairement appelé bittered sling. »

Au vent d'Amérique

C’est indéniablement des trappeurs d'Amérique que nous vient cette invention qui correspondait parfaitement aux besoins de leur rude existence. Ils importèrent leurs recettes dans les villes où ils venaient vendre leurs peaux ; elles s'y sophistiquèrent grace à des hommes de talent qui surent les dépouiller de leur rusticité pour les élever au rang de boissons élégantes. Le père du cocktail moderne (on lui rend trop rarement hommage) est Jerry Thomas à qui ses contemporains respectueux donnèrent le titre de professeur. Né en 1825 à New Haven, dans le Connecticut, il se retrouva à l'âge de vingt ans assistant barman. Il consacra toute sa vie aux boissons mélangées dont il lança la mode et dont il inventa quelques classiques comme le « Blue Blazer » ou le « Tom et Jerry ». Il porta la bonne parole aux quatre coins de l'Amérique et même en Europe, à Liverpool, Southampton, Londres et Paris, emportant partout avec lui son nécéssaire en argent d'une valeur de 4000 dollars. C'était en 1859 et c’estsans doute à cette occasion que le cocktail fut révélé.

Le Metropolitan Hotel de New York, où il exerça, fut le premier élégant cocktail bar du monde et son Bon Vivant's Companion, dont l'édition originale date de 1862, le premier livre de recettes. À sa suite, les bars luxueux se répandirent rapidement, tenus par des hommes qui construisirent ce qu’Alfred Slevens Crockett a pu à juste titre appeler the distinctive American School of Drinking.
Dans les plus « chics » de ces établissements, on proposait même, comme au Waldorf qui en a lancé la mode, un somptueux buffet gratuit.
En quelques années, à partir de 1860, ces barmen vont enrichir de leurs créations dans un domaine qui, au départ, ne comprenait qu'une poignée de recettes. Mais contrairement aux inventions des grands chefs auxquelles leurs noms restent bien souvent attachés, à de rares exceptions près, celles des barmen se  propagent très vite sans que leurs auteurs aierit eu le temps de se les attribuer.
Terrible destin que celui du barman!
Exhumons donc d'un oubli aussi injuste que total quelques-uns de ces grands barmen qui ont constitué notre patrimoine de boissons .mélangées : Charley Sander, du Tall Tower, aux célèbres moustaches, Charley Mc Carthy du Saint James Hotel, Theodore Stewart et Dennis Sullivan, tous deux propriétaires de leur bar-room, John Peterson de Kirk's, Jack Kelly de Prescott House, John Austin du Meagher's Saloon... Citons aussi des pionniers français émigrés comme Alexis Soyer, cuisinier français servant en Angleterre, inventeur du « Gin punch », ou Faivre, tenancier d'un French Saloon à Broadway qui a laissé son nom au « Faivre's pousse-café ».

Ils débarquent ...


 À Paris, les premiers bars américains n'ouvrirent qu'au moment de l'exposition de 1889 - il y a juste un peu moins d'un siècle. Selon Jean Biollatto, c'est en 1886 que Henry Ridgeway ouvrit le premier bar américain de Paris, l'Eurêka, rue des Mathurins. On les trouvait autour des Champs-Élysées et dans un triangle délimité par la Madeleine, la gare Saint-Lazare et l'Opéra. Ils étaient essentiellement fréquentés par le monde des courses et réservés à une clientèle masculine. Alphonse Allais, qui fut un des premiers et des plus célèbres aficionados des bars américains, raconte ainsi sa rencontre avec le Captain Cap : « La première fois que j'eus le plaisir de rencontrer Cap, c'était au bar de l'hôtel Saint-Petersbourg ; la seconde fois, à l'Irish Bar de la rue Royale ; la troisième au Silver Grill ; la quatrième au Scotch Tavern de la rue d'Astorg ; la cinquième à l'Australian Wine Store de l'avenue d'Eylau. Peut-être intervertis-je l'ordre des bars, mais, comme on dit en arithmétique, le produit n'en demeure pas moins le même. »
On ne compte pas, dans l'œuvre d'Alphonse Allais, moins de vingt-huit recettes mises au point avec le captain. Un autre enthousiaste de la première heure fut Lautrec dont nous savons encore qu'il fréquentait au Calisaya et à l'Eurêka. De ses nombreuses stations dans les bars, il nous a laissé un panneau, Chocolat dansant dans un bar, et sa belle affiche pour le Chap Book où il représente le cocher du baron de Rothschild à l' Irish American Bar, rue Royale. Généreux et militant, Lautrec aimait à partager tout ce qu'il découvrait. Il organisa ainsi une mémorable soirée dite du « bar des Alexandre » dans une maison amie. Le crâne rasé, vêtu de blanc comme ses aides, il saoula tout Paris de 2 000 cocktails qu'il confectionna lui-même toute la nuit. Le bar du Grand Hôtel avait aussi une belle clientèle littéraire animée par P.J. Toulet qui, à cause d'un gigantesque canapé, l'avait surnommé « le bain de cuir ». Maxim's était bien sûr déjà un must et son bar des plus animés. Hugo, le maître d'hôtel, se souvient dans ses Mémoires d 'un Portugais qui, avant dîner, s'asseyait à un tabouret au comptoir et se faisait servir dans une grande jatte de verre : une bouteille de porto, un demi-verre à bordeaux de cognac, un demi-verre de kirsch de la Forêt-Noire, un demi-verre de marasquin, vingt-quatre gouttes d'angostura, le zeste de tout un citron, le tout bien glacé ! À part ce genre d'excentricité de commande, Maxim’s ne proposait qu'un choix limité: « Martini »,« Bronx»,« Gin-fizz », « Rose », « Porto flip ». Il en était de même dans tous ces bars où le simple fait de boire du whisky était déjà une nouveauté ! Les décors étaient simples, si l'on en croit Les Petits et Grands Verres : « Les petites pochettes de soie, formant drapeau, égayaient les étagères où s'alignait la verrerie et de fraîches branches de céleri fleurissaient de leur verdure les luisants comptoirs d'acajou» et « sur leurs boiseries peau de châtaigne on ne remarquait que ces gravures où de rouges gentlemen riders tombent dans la crotte devant la révérence des dames en capote » (L’Art du cocktail).
On les imagine cependant plus chargés à l'Australian Wine Bar, au Cintra ou à la Bodega dont Huysmans, dans À rebours, dresse un tableau fantastique. C'est dans ces premiers temples que les premiers barmen français commencèrent à rendre plus subtiles, plus nombreuses et plus variées les boissons mélangées. Jean Lupoiu cite Henri Philippe qui, après avoir quitté Maxim's en 1904, prit la direction du bar Tabarin où il continua à initier la jeunesse d'alors aux cocktails, encore très peu goûtés à cette époque, avant d'ouvrir son propre bar à Nice : le Valmy.
Évoquons également Santos du Chatham à qui certains attribuent l'invention du « Rose», ou Adolphe Torelli du Winter Palace de Nice, auteur du Guide du barman et du gourmet chic.

Le cocktail-roi

Après la guerre, les bars américains, encore confidentiels et réservés à un petit milieu, vont connaître une vogue incroyable. À la fin de la Grande Guerre, Américains et Canadiens arrivent en nombre. Accueillis comme il convient à des sauveurs, ils popularisent en France deux produits made in USA : le jazz et les cocktails qui, ensemble, constituent deux importants composants de ce que l'on a baptisé « les années folles ». Maurice Sachs dit du cocktail en 1919 : « C'est une boisson qu'on prend depuis longtemps aux États-Unis mais dont la mode commence seulement à se répandre en Europe [ ... ]. Il est rare ici de connaître quelqu'un qui sache les mélanger. (On m'a dit que Mlle Nizan, de la Comédie Française, y excelle ; c'est étonnant chez une femme !) »  (Au temps du Boeuj-sur le toit).
 De repères enfumés pour turfistes, les bars américains deviennent des lieux élégants, décorés dans un luxueux style art déco - ou selon un thème donné - dans lesquels les garçonnes viennent abreuver leur toute jeune libération avec des flappers calamistrés. Quelques rares établissements comme le Chatham, El Mano ou le Ritz, refusent encore l'accès aux femmes. Farnoux-Reynaud caractérise ainsi la femme moderne : «Balbine, vous venez ici croiser vos jambes affranchies et défier une guillotine de votre nuque rasée [...] de cela vous souriez, car vous êtes née le jour d'un record d'aviation. »
Les bars poussent donc comme des champignons et le cocktail devient mode : les concours pour amateurs ou professionnels sont le dernier cri (championnat des barmen professionnels, des artistes de Paris, de cocktails amateurs au Claridge, à Biarritz, à Deauville...). L'heure du cocktail ayant remplacé l'heure du thé, les intérieurs se meublent de petits bars d'appartement qu'on trouve à la Maison du Cocktail (85, rue La Boétie), au Louvre ou chez Primavera ...
Une nouvelle génération de barmen secoue ses timbales, ayant à l'esprit l'exhortation de Rip : « D'ici peu nous devons avoir rendu le cocktail français aussi célèbre que la cuisine française... »
Ces « as » du cocktail, Jean Lupoiu, qui sera président de l'Amicale des Barmen, en cite quelques-uns: « Parmi les « as », Andy Mac Elhone, propriétaire du New York Bar, rue Daunou, ancien barman du Ciros Club de Londres, que nous retrouvâmes au front en 1915 à la première escadrille de l'aviation navale britannique ; le front français retentissait alors du vacarme effroyable du canon et le bruit des bouchons de champagne était bien oublié ! Frank, l'excellent barman du Ritz, à Paris ; le brave Prosper, actuellement au Romano, qui était au Racing-Club  il y a quelque vingt ans ; Santos, l'inventeur du «Rose», retiré des affaires, qui occupa le bar du Chatham pendant de nombreuses années ; Emile, Romain et Maurice le remplacent excellemment maintenant ; chez Maxim's, nous trouvons encore Léon et Hubert, sympathiques tous deux ; au Bar des Champs-Élysées, Charlie qui était au Romano ; au Cheval Pie, Charlie qui, lui, avait avec son frère longtemps tenu le bar du Claridge; au Pickwick, Bonnet, l'excellent directeur du restaurant qui surveille la confection, confiée à Frank, des délicieux drinks de la maison ; à l' Ermitage, Charlie, le frère du Charlie du Cheval Pie ; chez Fouquet's, Edward et ses Myrmidons ; Pierre au Hole in the Wall, dont le cocktail maison est fameux; Dominique·sur la rive gauche, à La Closerie des Lilas ; Alphonse chez Rodolphe et Picco, rue Washington; au Cecil Bar, rue Caumartin, dont le propriétaire est l’ami Jack qui s'occupe, lui aussi, d'ordonner la confection d 'excèllents cocktails; au Ciros, Julien, le directeur, et Henry, son collègue, s'occupent aussi admirablement de la cuisine que des cocktails du bar ; Luigi, qui a joint à son bar de la rue Edouard-VII les déjeuners copieux, nécessaires après l'absorption de quelques bons Martini ; Primo, à la Madeleine, a sa clientèle d'habitués qu'il soigne de son mieux, et il y réussit ; Arthur, du Café de Paris, à Monte-Carlo; Harry, du Casino de Cannes, et de Deauville; tous, tous des «as» du shaker ! »
Tous ces barmen - et bien d’autres officient dans les nombreux bars que compte la capitale. Cocktails de Paris en recense q uatre-vingt-dix dont un bon tiers entre la Madeleine et l’Opéra ! (citons quelques-uns d'entre eux, que recoupe le Guide des plaisirs à Paris : l' Angel's Bar de la rue Caumartin, le Chatham, rue Daunou , El mano, rue Edouard-VII, le Forum, boulevard Malesherbes, Germain, rue de La Michodière, Gerry’s, rue Port-Mahon, Le Bœuf sur le toit, rue Boissy-d 'Anglas «où fréquentent plus spécialement les plus élégants jeunes maîtres de la littérature d 'avant-garde, le Champs-Élysées, au 63 de l'avenue, et L’Ermitage au 75. Et le Mac-Mahon...
Et encore, entre Opéra et Madeleine, Astra, The blue Room, le Grand Vatel, Johnny 's, le New York (futur Harry’s) , le Pickwick, Primo 's, Romano, le Trou dans le mur, Viel ... ,Le Critérion, le Diamant, Lorand, près de Saint-Augustin ; le Berry, Le Booth’s, Charley & CHarley, le Cheval Pie, Luigi's, Rodolphe et Picco ou le Select, aux Champs-Elysées; dans le quartier Etoile-Ternes, à bord du pingouin (16, rue Poncelet), le Broadway, la Cabane, le Ping-pnog, Six-cylindres ou le Jack's Bar ; enfin, à Montparnasse, le Fil à la patte, ou le Grand Ecart, le Liberty’s, le Radio, ou le Pélican Blanc

Des bars, il y en avait de toutes sortes et, entre les survivants de la Belle Époque où continuaient à fréquenter les turfistes, les bars élégants et mondains de la Madeleine et les bars artistes de Montparnasse, il n'y avait que les boissons en commun... Il y a tout un monde entre le Mac-Mahon  : « bar élégant, un rendez-vous très parisien où le monde et le demi-monde se confondent et se mêlent dans une perpétuelle fête de l'élégance : toujours une grande animation», et le Jockey, que décrit ainsi Francis Carco : « Sous son plafond très bas et tapissé d'affichesdont les lambeaux tombent comme des ailes rompues, le Jockey sait offrir au curieux un coup d'oeil saisissant. À droite, un piano, sur lequel un nègre agile frappe de ses longues baguettes en même temps que sur son tambour, déchaîne un bruit de géant. Le jazz, niché sur des tréteaux, beugle et pétarade à tout rompre. On crie, on se bouscule, on danse sur place et le pittoresque fabriqué de l'établissement a, lui aussi, un trémoussement obscène de bamboula. Comment en cet espace étroit tant degens peuvent-ils tenir ? À les voir se presser, ils n'ont nullement l'air d'y songer. Au contraire, plus ils sont nombreux, plus ils témoignent en se trémoussant d'une stupéfiante jubilation.»  Si la guerre interrompt pour la plupart des gens les ingurgitations, les occupants allemands et la fine fleur de la collaboration prennent la relève... Marché noir aidant, de nombreux établissements s'ouvrent dont certains comme le C.B. bar, boulevard Malesherbes, ou le Scarlett (en hommage à Scarlett O'Hara à la sortie d' Autant en emporte le vent) sont les témoins. On y traite des affaires souvent troubles devant de limpides cocktails alors que, rive gauche, la «jeunesse plumée» -comme Charles Trénet a joliment appelé, dans une chanson, les adolescents de la guerre- peut enfin se défouler... Nous avons tiré de l'excellent Manuel de Saint-Germain-des-Prés, de Boris Vian, la chronologie des faits : en août 1944, Henri Leduc ouvre au 10, rue Jacob le premier bar américain du quartier. Mais sa paresse naturelle l'amène plutôt à aller boire à côté, au Bar Vert, lequel devient rapidement la coqueluche du quartier, littéraire puis mondain et délaissé des habitués qui se réfugient dans la cave du Tabou - mais rien de ce qui est souterrain ne nous concerne : nous mentionnerons donc seulement le Club Saint-Germain qui reprend le flambeau au coin de la rue Saint-Benoît pour citer la librairie-bar qu'il suscite, et le bar du Montana inauguré dans l'hôtel du même nom à la Libération. Les Germano-Pratins ouvrent de nouvelles voies, y compris dans les boissons mélangées. Ainsi Boris Vian signe avec Louis Barucq, barman du bar-librairie, le «Sperme de Flamant rose» : un tiers de crème fraîche ou lait concentré Neslé, un tiers de crème de fraise « succès » l’Héritier-Guyot, un tiers de cognac. Absolument supérieur à l’Alexandra, et tout seul, leSaint-Germain : Trois-huitième de vermouth pâle, un demi de vodka(57°), un huitième de Cointreau.
Et le « Show-Burn » : deux-tiers de vodka, un sixième de crème de cacao, un sixième de Cointreau. «Préparer dans le verre à mélange avec glace. Aucun effct sur le foie mais magnifiques résultats instantanés. Ne rend pas malade.»

Élitisme, éthylisme


Enfin, nous (Nous disons « nous'" ni par majesté, ni par académisme, mais parce que les auteurs s'étant connus sur les bancs du lycée, ils passèrent les fascinantes années de découverte de l'adolescence côte à côte et le verre à la main.) arrivons à l'époque de nos souvenirs, adresses et impressions, que nous pouvons donner de première main. Cela nous ramène au début des années soixante. Négligeant les surprise-parties et autres plaisirs « drugstoriens », nous fûmes pris d'une fascination pour les bars américains, pionniers que nous étions d'une nostalgie qui, dans le domaine des boissons mélangées, ne nous a jamais rattrapés ! Nous sillonnâmes donc la ville avec la soif impressionnante de la jeunesse et la ruse des explorateurs. Tout a commencé par une défloration alors que nous étions encore lycéens, au Pam-Pam, bar américain des Champs-Élysées qu'une chanson de l'époque faisait rimer avec jus de banane...
Nous bûmes bien d'autres choses et prîmes ainsi notre première cuite. Puis, sous un prétexte musical, nous devînmes les plus jeunes habitués de la Calavados. Nous calmions notre émotion d'entendre Joe Turner à force d '«Alexandras». Tout s'accéléra alors : nous connûmes les derniers jours du Michel’s, Avenue Paul Doumer, tenu par un vieil américain à l'accent rocailleux qui nous fit découvrir des whiskies merveilleux ; ceux du Roxy's, 19, avenue Mac-Mahon, sombre comme la nuit d'où seul émergeait un sublime juke-box Wurlizer. Dans ce rendez-vous de G.I., l'un d'entre nous séduisit une barmaid...
C'était l'époque d'avant les ravages de la porte Maillot. Nous nous retrouvions à la Guitare, bar plus que louche : en ces temps d'avant mai 68, on nous appelait respectueusement «les étudiants » et, comme nous le dit plus tard le patron, rencontré par hasard : «Si quelqu'un avait voulu toucher un poil de vos cheveux tout le monde sortait son flingue. » Nous vivions dangereusement sans le savoir. Nous prîmes l'habitude de privilégier les cinémas où subsistait encore un bar dans le foyer, comme les affectionnait Louis Delluc (L'Homme des bars, de Louis Delluc, Paris, La Pensée française, 1923 : un petit chcf-d'œuvre). Le Colisée, le Marignan, le Victor-Hugo, le Ranelagh... Notre vie d'étudiant nous fit découvrir la Paillotte (toujours en activité rue Monsieur-LePrince sous le nom de l’Urgence Bar (Note de l’éditeur), le Jockey (devenu brasserie) et le Nordland à Montparnasse, (qui vient, hélas, de fermer). Ce fut le temps de la découverte de Saint-Germain-des-Prés, des gin-fizz divins d'Henri, au Temps perdu, des punchs de la Rhumerie et enfin du Montana, au temps heureux où y flottait le drapeau consulaire de la principauté de Carlenberg-Carlemont, et où, sous le regard bienveillant de Nicolas Vogel, nous tînmes nos assises quotidiennes -l'invention de recettes redoutables tel le « Schmiele » (qu'il vaut mieux oublier...) ensoleilla ces années !
Le tailleur que nous nous choisîmes, un saint homme nommé Lockwood, tenant commerce à la Madeleine, nous fut prétexte à faire de fréquentes visites au Primo 's (devenu bar à ambiance sous le nom de Sénateur, et que d'aucuns, des puritains sans doute, baptisent le « sanitaire») et surtout au Yearling, havre de paix pour joueurs de dés où exerçait un ancien du Chatham -une Écluse l'a rayé de la carte. Nous fûmes de l'ouverture de la Factorerie, baroque et éphémère initiative d'UTA où l'on l’on buvait des cocktails exotiques au milieu de fauves affalés dans des cages de verre. Nous fréquentâmes aussi beaucoup à ses débuts le bar du Sir Winston Churchill où, dans la pénombre d'un des plus beaux décors de Slavik, nous buvions dans de petits compartiments. Mais nous continuions à pencher pour Chez Le Comte où Charlie, derrière son bar, imitait Mistinguett et où une vieille maman, genre lyonnais, nommée Germaine, concoctait les plus glorieux filets-haricots verts du monde... Le Trou dans le mur, sur les boulevards, n'était pas encore un couscous et le Pickwick, autre survivant des temps. héroïques, ne servait pâs de cuisine nouvelle... Puis nous entrâmes dans la vie dite active.
Nous nous réfugiâmes respectivement, l'un au bar de l'hôtel Normandy, très pratique car pourvu de deux entrées, l'autre au bar de Poccardi, petit bijou baroque qu'une Assiette au Bœuf allait bientôt pulvériser. Nous vîmes encore bien des horreurs, comme le massacre de Francis dont le bar nous ravissait, la fermeture du mythique Claridge et du Luigi's, transformé en restaurant chinois ! À l'heure où nous écrivons, la Caravelle, là même où Georges Carpentier ouvrit un bar à son nom, est menacée et le Nordland vient de fermer ses portes...
Toutes ces disparitions nous laissent inconsolables! Il nous reste plus que la ronde des souvenirs que met immédiatement en branle la ronde des alcools. Nous livrons ce qui reste des pages de notre carnet d'adresses à la fin de ce livre – mais trêve de littérature, maintenant buvons!

Les plaisirs et les heures

Onze heures
Le Bloody Mary

C'est par un beau jour de1921 que Pete Petiot, barman au Harry,s Bar à Paris, enrichit le monde du cocktail d'un chef-d’œuvre qui allait connaître un formidable succès: le « Bloody Mary», dont voici la recette originale : Au shaker ou directement dans le verre à mélange: six traits de Worcester sauce, trois traits de Tabasco, une pincée de sel, une pincée de poivre, le jus d'un demi-citron, six cl. de vodka, remplir avec du jus de tomate de première qualité, et surtout pas de sel de céleri ! C'est une boisson idéale pour commencer la journée. Comme dans tous les «longs», il y a la quantité qui, dans le cas de la tomate, en tant que légume, procure la sensation (illusoire, peut-être) de quelque chose de sain, nourrissant, donc réconfortant...
Le citron, les épices et la vodka, de leur côté, s'occupent de donner le petit coup de fouet nécessaire au foie et à la vésicule biliaire pour ouvrir l'appétit. On trouve rarement cette impression d'être entre le manger et le boire, le bien et le mal, les excès de la veille et l'envie de les poursuivre...
Longtemps nous bûmes donc des « Bloody Mary» avant le déjeuner, spécialement les lendemains difficiles...
La tequila nous fournissait une variante latine baptisée « bluddy Maria».
Et puis un jour, à New York, au bar de l'hôtel Algonquin, où Groucho Marx et toute une petite bande tenaient naguère leurs assises, le « Bullshot » nous fut révélé.
Si nous ne savons rien de la Mary du cocktail, le« Bullshot » -coup de pied de taureau- parle de lui-même ! C’est en fait un « Bloody Mary» sans citron, où le bouillon remplace le jus de tomate : six cl. de vodka, quinze cl. de bouillon de bœuf, une pincée de sel, une pincée de poivre, trois traits de Tabasco, trois traits de Worcester Sauce. Agiter vigoureusement et servir.
C’est pour nous le meilleur cocktail du matin. Le bouillon, plus fluide que la tomate, fait davantage potion, glisse sans problème, brûlant d'épices, nettoyant tout sur son passage; il n'y pas cc côté un peu écœurant et pulpeux du jus de tomate, c'est la limpidité même.
La vie s'écoulerait donc tranquillement au rythme des « Bullshot » de onze heures si le bouillon n'était denrée rare. Souvent, comme Pierre Dac, nous songeons à la quantité le bœuf qu'il faudrait pour faire du bouillon avec l'eau du lac de Genève - au moins le problème serait réglé pour un moment ! Seul le beefbroth de Campbell convient - mais il faut le trouver ! Quelques épiciers de luxe le distribuent, mais, quand il y a rupture de stock, c'est la catastrophe ! Nous avons bien sûr essayé de faire des bouillons. Ainsi l'excellent François Hugonin, au Vert galant, releva un temps le défi : trop fade ou au contraire trop corsé, trop fluide ou au contraire trop épais -jamais nous n’arrivâmes à la perfection de la conserve...
Rares sont donc les bars où l'on est sûr de pouvoir trouver le « Bullshot » réparateur, et ceux qui l'ont à leur carte sont des établissements où vous pouvez vous sentir en confiance. C’est en 1972 (quarante et un ans déjà !) que s'ouvrit dans les Halles Joe Allen, copie strictement conforme de ses maisons-mères d'outre-Atlantique. Décor de briques, sol parqueté, affiches de Broadway au mur, garçons musculeux et souriants -Paris découvrait la restauration à l'américaine, saine, copieuse, faite de chicken in basket et de hamburgers et de grosses salades. Mais ce qui combla vraiment notre plaisir, c’est qu’à une époque où les bars fermaient les uns après les autres nous pouvions compter sur un nouveau venu et un vrai long comptoir de bois, bouteilles étagées et des barmen... Nous passâmes de longs après-midi qui se prolongeaient en soirées dans ce havre frais comme il convient. Le bar de Joe Allen reste aujourd'hui un modèle du genre et il propose le « Bullshot ». Le chef barman, américain, le fait très épicé- on the spicy side. En grand professionnel qu'il est, il propose même une variante intéressante, lBloody-bullshot »: moitié bouillon, moitié jus de tomate: le radical-socialisme peut se nicher partout! À la suite de Joe Allen s'ouvrit dans le quartier un autre établissement américain lui ressemblant comme un frère: le Conway's.
Le bar y est tout aussi authentique et propose le dimanche de cinq à sept les happy hours - boissons à moitié prix ! En face, le Front Page a aussi son bar ; enfin toujours à deux pas, s'est ouvert le Bar du Potager, dans un superbe décor d'inspiration art déco, avec billard. Parmi les spécialités que concocte un ancien barman du Crillon, on peut noter lPotager spécial»: bouillon de légumes, vodka, assaisonnement: autre variante de l'inépuisable recette de base qui, quand elle n'est pas flottée par un tombereau de glace comme le jour nous la goûtâmes, a, elle aussi, ses mérites.



Midi : le Negroni
La nuit est déjà proche
à qui passe midi
Malherbe

Le « Negroni », comme la peinture moderne, fut inventé à Florence, mais en 1920 et au bar de l'hôtel Baglioni où l'on peut encore le déguster, dans l'agréable roof-garden qui surplombe Santa Maria Novella. En voici, simple comme un chef-d’œuvre, la recette. Directement dans un tumbler : un tiers de gin, un tiers de vermouth rouge, un tiers de Campari, glace, tranche d'orange, un peu d'eau gazeuse si l'on veut. Parent de l'«Americano», le «Negroni» s'en différencie cependant grâce à la présence du gin qui lui donne plus de nerf ou, si l'on préfère, plus de coeur («Gordon Gin : the heart of a good cocktail»). Le «Negroni» appartient à une famille de cocktails, fort nombreux, dont les membres se ressemblent au point d'être quelquefois difficiles à distinguer et dont le point commun est une dominante de vermouth.
Outre l' « Americano » (un tiers de Campari, deux tiers de vermouth rouge, glace, eau gazeuse, tranche de citron), nous mentionnerons le « Maka », ou « Makka », dont voici deux variantes :
« Maka » 1 (Andy Mac Elhone). Directement dans un tumbler : un quart de Campari, un quart de vermouth doux, un quart de vermouth dry, un quart de gin, glace, tranche de citron, finir à l'eau gazeuse.
« Maka » 2 (Emile Bauwens). Au shaker: un filet de crème de cassis, un demi de cognac, un quart de Campari, un quart de vermouth doux, zeste d'orange. Les plus beaux nous furent servis dans le petit bar attenant au mythique Laurent Barre, aux Ponts-Neufs, près de Saint-Brieuc, où une vieille servante digne d 'un archevêque tournait de longues minutes, avec la régularité d'un métronome, le breuvage dans un verre à mélange pour le rendre d 'une parfaite homogénéité.
Le «Bronx», qui emprunte, à l'instar de beaucoup d'autres mélanges, le nom d'un quartier de New York, se présente en général comme ceci (au shaker) : un demi de gin, un sixième de vermouth dry, un sixième de vermouth doux, un sixième de jus d'orange frais. Avec un trait de pernod en plus, il prend le nom exotique de « Minnehaha » tandis que la substitution de lime cordial au jus d'orange fait du «Bronx» un «Bronx Terrace ».
Nous ne saurions passer sous silence le « Buñueloni » inventé, on l'aura deviné, par le cinéaste bien connu, qui le décrit ainsi dans ses mémoires (Luis Buñuel, Mon dernier soupir, Éd. Ramsay-Poche, « Cinéma») : « Plagiat du Negroni, mais à la place de mélangé du Campari au gin et au Cinzano doux, je remplace le Campari par du Carpano.» On ne peut qu'approuver l'affection de Buñuel pour cet excellent breuvage inventé à Turin par le marquis de Carpano. Le «Negroni », grand classique, convient à l'heure décisive qui partage en deux la journée ; à cette clef de voûte solaire doit correspondre une boisson équilibrée, chaude et lumineuse, annonciatrice des fastes du déjeuner. Le «Negroni» possède cette sagesse et cette rondeur propres aux amis de longtemps éprouvés. Aussi convient-il de le boire en des lieux également à l'abri des mauvaises surprises, des injures du temps et des caprices de la mode. Le bar du Val d'Isère répond à ces exigences. Certes, le Val d'Isère est surtout un restaurant. Mais il comporte aussi un comptoir auquel il n'est pas déplaisant de s'accouder en attendant une table. Sur une courte carte de cocktails, vous trouverez, bien sûr, le « Negroni », mais encore le «Val d'Isère» qui est un «Rose» (voir p. xx) agrémenté d'un trait de gin.
Après quelques « Negroni », dans l'animation qui peu à peu envahit les lieux, bientôt vous ne saurez plus si vous vous trouvez dans le quartier des Champs-Élysées ou aux sports d'hiver. De la photographie pendue au-dessus du comptoir, Jean-Claude Killy vous adresse un clin d'oeil et semble s'exclamer : « C'est tout bon ». Vos skis, d'ailleurs, sont accrochés au mur. Par les fenêtres (fausses) d’un «coin fondue», vous apercevez les cimes où vous vous êtes ce matin même aventuré, chaussé de peaux de phoque. Dans un décor intouché, les plus aimables garçons du monde ont commencé leur slalom biquotidien parmi d’admirables fauteuils tubulaires garnis de skaï rouge qui font baver de convoitise les antiquaires « cinquante »...
Des gens de cinéma, beaucoup de jolies filles (pas toutes sorties de Sainte-Marie de Passy, il faut l'avouer), quelques musiciens du Lido -dont, bien souvent, notre idole Bob Martin prince des crooners français - envahissent la salle petit à petit. Le fantôme de Robert Dalban (voir« 16 heures»), flotte de table en table. Il paraît que c'est là qu'il a fini ses jours, le nez (qu'il avait considérable) dans son plat de fruits de mer, un verre d'apremont à la main...
Combien de fois nous sommes-nous attablés ici pour nous adonner aux joies hors du temps -ô «Val d'Isère», ô « Negroni »- du welsh-rarebit (le meilleur de Paris) et du filet en dés maison (Le filet en dés Val d'Isère consiste en un excellent filet de boeuf coupé en petits morceaux, poêlé, flambé au cognac, lié à la crème et accompagné de pâtes fraîches. Un merveilleux pied-de-nez à la diététique !) : autant de défis -et de dénis- à la nouvelle cuisine de fâcheuse mémoire !



Treize-quatorze heures
avant le déjeuner
un Kir

La treizième revient,
C'est encore la première ...

Gérard de Nerval

Treize heures, c'est l'heure où l’on déjeune et nous ne pouvons que remercier le ciel latin qui nous a vu naître et nous permet cette longue coupure gourmande dans la journée. Plaignons les Anglo-Saxons qui, s'ils ont inventé le cocktail, ignorent cet épitome de civilisation et enfournent en barbares un trop rapide en-cas.
Le repas lui-même est le plus souvent précédé d'un apéritif qui permet d'ouvrir les papilles et également, si c'est le cas, d'attendre patiemment un convive retardataire...
Robert Vermeire énumère pour cette circonstance une importante liste d'apéritifs dits à la française que l'on sert dans un grand verre. Ils sont constitués d'un bitter (vermouth ou quinquina) adouci par une liqueur douce ou un sirop -on les allonge d'eau fraîche ou d'eau gazeuse. La proportion est de deux tiers de bitter et un tiers de Picon, curaçao, Cointreau, Suze, etc. Ils sont aujourd'hui tombés en désuétude mais mériteraient d'être remis à l'honneur car ils sont fort désaltérants, tout comme les gr;iands classiques que sont le «fond de culotte» (Suze-cassis, car le fond de culotte ne s'use qu'assis -on est prié de rire en pensant avec émotion à l'humour de Grand-Père-) ou le «pompier» (Noilly-Pratt dry-crème de cassis). Nous passerons sous silence les mauresques et autres perroquets à base d'anis qui sont des boissons de comptoir. Le cassis, revenons-y, est en fait la clef de voûte de beaucoup de ces recettes traditionnelles et de celle qui triomphe aujourd'hui au point d'avoir éclipsé les autres: le« Kir». Cette boisson mélangée apéritive porte le nom du célèbre chanoine qui fut député-maire de Dijon durant des décennies. La tradition veut qu'il en fût l'inventeur, alors qu'il n'en fut sans doute que le propagateur. Elle met à l'honneur deux produits régionaux : la crème de cassis et le bourgogne blanc aligoté, vin de la recette originale. Les proportions d'un vrai Kir sont moitié-moitié, c'est-à-dire beaucoup de cassis, lequel a pour fonction de couvrir l'acidité du vin blanc. Les puristes 'en tiennent à ces proportions et ne concèdent aux mélanges où le cassis est parcimonieusement versé que l'appellation de blanc-cassis. Aujourd'hui, on vous servira donc presque partout des blancs-cassis en guise de «Kir», la boisson ayant connu la même évolution que le «Dry Martini» - toujours plus sec. On le sert avec du vin blanc: le sancerre s'y prête à merveille avec son goût de pierre à fusil ou, si vous recherchez la difficulté. du jasnières, petit vignoble de la Sarthe qui a notre préférence -dans tous les cas, plus sec sera le vin, meilleure sera la boisson. Le cassis, lui, doit être aussi épais que possible: vous choisirez donc une double crème entre les trois fournisseurs que nous considérons comme les meilleurs: Bristol, Tresnel ou Vedrenne.
La bonne double crème bien grasse se reconnaît à ce qu'elle nappe les bords du verre quand on la fait tourner ; elle fait, comme on dit, des «jambes». Vous verserez donc la crème la première, puis le vin, très frais, dans les proportions qui vous conviennent. Nous mettons personnellement peu de cassis. Cet apéritif, quand il est bien dosé, prépare merveilleusement au repas et aux vins qui vont suivre : il évite de s'exposer, dès le déjeuner, à d es mélanges trop redoutables qui , dans les années laborieuses que nous vivons, compromettent facilement un studieux après-midi ... Il a pour cette raison connu un succès considérable et d es variantes : le «Cardinal », Kir au vin rouge qu'on boit beaucoup dans. Le Lyonnais en utilisant des beaujolais ; d es «Kirs» faits à base d'autres crèmes de fruits, dont la mûre qui a notre préférence : le goût plus complexe, moins sucré de la mûre s'harmonise parfaitement avec le vin blanc : c'est notre« Kir» préféré. Devant le succès de cette boisson, les restaurateurs de la nouvelle cuisine lui donnèrent une version élégante : le Kir au champagne, ou « Kir royal ». Il n'y avait pas d ans les années soixante-dix d'établissement où l'apéritif maison ne fût une variante de cette recette: on ajoutait au champagne de la crème de cassis ou de mûre, des liqueurs de fraise, de framboise ou de poire, mais aussi du pineau des Charentes, du ratafia, de l'armagnac - bref, tout ce qui peut se marier au vin champagnisé. Élégante, raffinée, cette boisson continue à faire les beaux jours des apéritifs chics, à griser les dames et remplir d'aise leurs cavaliers. Bref, «De ce vin frais, l'écume pétillante, de nos Français est l'image brillante», comme disait Voltaire. ICI UNE NOTE SUR LE VIN MARIANI - merci
La flûte ou le verre jamais de coupe, bien sûr) vidés, en composant le menu on passe à un autre chapitre. C'est l'heure où «il s'agit du vin, c'est-à-dire de la partie intellectuelle du repas» (comme disait Alexandre Dumas). Elle ne nous concerne pas aujourd'hui, non que cet intellectualisme nous effraie, mais nous sommes là pour parler alcools. Ils arrivent tout naturellement avec le café. Notre goût naturel nous porte aux distillations dont la robe se marie avec le havane que nous avons allumé...
Notre choix ira donc au cognac et à l'armagnac, les cousins rivaux. Tous deux venus du Sud-ouest et produits selon les mêmes principes, ils restent, par leur puissance et leur finesse, le plus beau couronnement qu'on puisse offrir à un repas. Ils ont chacun leurs inconditionnels. Nous sommes étrangers à ces conflits, trouvant aux deux produits, outre leurs qualités, des différences qui, selon notre humeur, correspondent à notre goût. Le cognac et l'armagnac diffèrent à la base par leurs sols: calcaires (la champagne!) pour le premier, sables acides pour le second. Dans l'encépagement, on retrouve les mêmes variétés: blanc (saint-émilion), folle blanche, colombard, auxquels s'ajoute en Armagnac le bacco. Les Charentais pratiquent une double distillation, les Gascons, une distillation continue, bien qu'en Armagnac les deux systèmes coexistent. Enfin, les armagnacs sont souvent millésimés (coupages d'alcools d'une même vendange), pas les cognacs. Ces quelques lignes (qui pourraient être des pages...) pour bien montrer qu'il s'agit de produits cousins, mais ayant chacun leur identité. L'amateur saura toujours distinguer deux dates cruciales : l'âge des fûts et la date de mise en bouteille (que les producteurs serieux mentionnent sur une contre-étiquette). L'alcool ne vieillissant pas dans son flacon, un cognac de deux ans mis en bouteille en 1934 n'a pas d'intérêt, malgré sa vénérable poussière. Toutes les appellations sont heureusement rigoureuses et V.S.O.P., X.O. ou hors d'âge correspondent à des normes précises de vieillissement en fût. En Cognac, la grande champagne, la petite champagne et leur mariage, la fine champagne tiennent traditionnellement le haut du pavé. Mais depuis peu, des marques comme Gourmel ont prouvé que les fins bois n'étaient pas à dédaigner. Ceux que produit Audry ont notre préférence. En Gascogne, le bas armagnac est le plus prisé, mais une bonne Ténarèze peut être sublime. Notre péché mignon est une folle blanche distillée seule ... Mais revenons à nos moutons car, après avoir bu un alcool, on peut avoir envie de continuer par une boisson rafraîchissante -Sans pourtant changer de gamme de goût. C'est alors l'heure du « Stinger». Cette boisson quelque peu redoutable est une espèce de pont entre les agapes du déjeuner et l'après-midi : le cognac, pour moitié, rappelle les premières, la menthe blanche, pour l'autre moitié, donne une fraîcheur agreste qui nous porte. déjà vers d'autres horizons, comme des missiles ! L'ensemble décrasse les papilles sans les agresser, un goût nouveau venant coexister avec celui qui domine.
Le «Stinger», c'est la divine transition.





 Quinze heures : le Pousse-Café

Qui voulut ta perte, ô liqueur ?
Paul Valéry
L'exercice après les repas trouble la digestion.
Beaucoup de personnes croient le contraire et se trompent car l'accomplissement de l'importante Jonction de digérer exige le repos.
Vous le troublez par le mouvement; vous le troublez également par la lecture;
vous le troublez par un travail quel qu'il soit.
Paput-Lebeau,
Le Gastrophile.

Voici l'heure du pousse-café, chef-d'œuvre moins gustatif que visuel, où s'apprécie davantage la virtuosité que le véritable talent d'un barman. Le pousse-café (ou scafja, selon la prononciation déformée «par le vulgaire dans les public-houses de la Louisiane», selon Dagouret) est une boisson multicolore, que l'on obtient en versant avec précaution diverses liqueurs et eaux-de-vie sans qu'elles se mélangent. Grâce aux différences de densité, elles se superposent dans le verre et forment une sorte d'arc-en-ciel qui évoque, du reste, l’une des légendes expliquant l'origine du mot cocktail (queue de coq : voir notre «Petit Historique»).
Pour réussir un pousse-café, il faut tant soit peu de patience et d'entraînement. Les professionnels conseillent généralement de verser très lentement les différents liquides, dans l'ordre de densité décroissante bien sûr, sur le dos d'une cuiller dont l'extrémité touche le bord interne du verre.
La meilleure solution, si la curiosité vous prend de boire un jour une telle mixture, est d'avoir recours à un professionnel. Mais les barmen possédant l'habileté nécessaire ne sont guère nombreux. Nous ne saurions éviter d'évoquer ici le souvenir de Marc Boccard-Schuster qui avait ressuscité les cocktails multicolores et les servait naguère au bar de la Péniche Ile-de-France, depuis lors reconvertie en un naufrageux boui-boui indien. En compagnie d'un ara lui aussi chatoyant, il était très agréable d'y déguster un « Adémar » (un quart de rhum blanc, un quart de Cointreau, un quart de Noilly-Dry, un quart de liqueur de fraise des bois - au verre à mélange- ajouter doucement une tombée de curaçao bleu qui formera une couche azurée au fond du verre) ou un «Marccolor » ...
Aux dernières nouvelles, ce Véronèse du shaker s'est envolé vers l'Angleterre et charme les pupilles ainsi que les papilles des hôtes d'un palace londonien.
Aujourd'hui, il est encore possible de se faire confectionner un pousse-café par l'un des plus aimables barmann de Paris, André Grivault, dont l'impeccable veste blanche et le franc sourire reluisent depuis des lustres derrière le comptoir du Relais-Plaza. Outre la gentillesse et le talent d'André, l'endroit présente l'attrait d'être le plus beau décor authentiquement Art Déco qui se puisse trouver dans la capitale. Il fut aménagé en 1936 par Jacques Dupuy, qui travailla pour le Normandy. Et il y a en effet dans ce volume imposant quelque chose d'une salle à manger de paquebot. Dans ce cadre luxueux où règnent une atmosphère mondaine et un brouhaha cosmopolite très «années folles», vous pourrez, muni de ce livre, commander à André une de ces formules qui datent de cette même époque: «Arc-en-ciel» (Farnoux-Reynaud) : un septième de chacun des composants: marasquin, Pippermint, curaçao orange, Abricotine, Chartreuse jaune, Chartreuse verte, cognac.
«Wiener Pousse-café» (Emile Bauwens) : un sixième de chacun des composants: kurumel, Cherry Brandy, menthe blanche, Chartreuse jaune, Chartreuse verte, Grand Marnier. . «Pousse-café Winter-Palace» (Torelli) : un quart de chacun des composants: marasquin, curaçao orange, Chatreuse jaune, fine champagne; finir avec une pointe de chantilly. Il fut un temps où les barmen, rivalisant de virtuosité, s'exerçaient à superposer un nombre de couches d'alcools stupéfiant. Dagouret cite une composition à dix-huit épaisseurs dont nous épargnerons  au lecteur le détail et que cet auteur qualifie avec mépris de «boisson de blasé». Le pousse-l'amour, sous-catégorie du «pousse-café», se caractérise par la présence d'un jaunè d'oeuf non brisé qui se glisse entre deux couches de liqueur. Ainsi le «Golden Slipper » (d'après Harry Johnston, New Orleans): moitié Chartreuse verte, moitié eau-de-vie de Dantzig et un jaune d'oeuf (qu'il ne faut pas crever). Il convient, avant de verser cette dernière, d'agiter la bouteille afin de mettre en suspension les paillettes d'or qui font la gloire de ce vieil et étrange breuvage. Si, par hasard, vous avez le moyen de vous procurer de l'ambre, vous pourrez essayer le «Parfait Amour» (d'après Dagouret) : un demi-verre à liqueur de menthe verte, gros comme un pois d'ambre, un jaune d'œuf bien frais, un diablotin de Cayenne finir avec une fine champagne et boire d'un trait !
L'ambre qui est, selon Boece de Boodt (Médecin de Rodolphe II) «fort bon pour le coeur, pour les maladies du cerveau, pour la courte haleine, pour le calcul, pour l'hydropisie, pour la chaude-pisse, pour lesfleurs de la femme», serait de plus un excellent aphrodisiaque. Mais la recette la plus classique de pousse-l'amour est celle-ci, que l'on retrouve chez la plupart des bons auteurs: un tiers de marasquin, un jaune d'oeuf, un tiers de crème de vanille et un tiers de fine…
Notre tempérament, naturellement voluptueux, ne nous permet pas de savoir si de tels breuvages sont réellement efficaces, mais au cas où, vers quinze heures, l'absorption de l'un d'eux en charmante compagnie vous inciterait à quelque sieste animée, nous ne saurions trop vous recommander d'emprunter le corridor (presque) secret qui conduit du Relais-Plazza à l'hôtel du même nom, dont les chambres sont sans reproche ...


Seize heures les Fizz
Inerte, tout brûle dans l'heure fauve ...
Mallarmé
Ce qui est «bien connu», précisément parce qu'il est « bien connu», est méconnu.
Hegel

Quatre heures de l'après-midi: l'heure de la soif. Le ciel, au-dessus des Champs-Élysées, chauffe à blanc. Vous avez renoncé à votre automobile, et vous les remontez, ces Champs, à travers les jardins, d'abord, où nulle fraîcheur ne s'est réfugiée. Des gosses en courant soulèvent des tempêtes de sable gris.
Dans les baraques, des sodas pouacrés et pharmaceutiques vous encouragent à lutter un moment encore contre la soif. Après le Rond-Point, la température se fait plus accablante. N'étant pas membre du « Travellers », vous ne pouvez pas vous précipiter dans l'hôtel de la Païva où se cache pourtant un bar exquis auquel, accoudés, des messieurs d'un âge certain, en costume trois-pièces, sirotent avec componction des rafraîchissements qui vous feraient grand bien. Il faut marcher plus loin, et ça monte. Vous résistez à la facilité d'entrer dans n'importe quel café boire, comme chantait Francis Lemarque, «n'importe quoi» (À Paris .. .). En effet, en esthète et gourmet que vous êtes, vous vous servez de votre soif pour cultiver des sensations exaltantes.
Or, en est-il beaucoup de plus exaltantes que celle de boire, lorsque «La soif vous traque/Et vous flapit », comme l'écrivait Alfred Jarry (utilisant, il faut le noter en passant, un vieux verbe de l'argot lyonnais qu'on n'emploie plus guère qu'au participe passé), en est-il donc beaucoup, des sensations plus exaltantes que celle de boire, alors, un bon vieux «Gin-fizz» préparé dans les règles de l'art? Le «Gin-fizz» est le drink par excellence, capable de venir à bout de la plus inextinguible des pépies. Encore un petit effort, et vous allez pouvoir l'engloutir dans le premier bar (en remontant à gauche) des Champs-Élysées, à l'enseigne du Paris. Ouvert en 1942, cet'établissement insensible aux injures du temps est aujourd'hui, avec son voisin le Fouquet's, le dernier témoin de ce que fut la grande époque des bars aux ChampsÉlysées. Jean Etchegaray, dit Jean-Pierre, privé aujourd'hui de son alter ego André Lapersonne qui jouit d'une retraite dont nul ne saurait contester la légitimité, préside aux destinées d'un comptoir très ... parisien, justement. Comment qualifier autrement les lambris qui virent défiler Piaf, Meurisse, Chevalier, Fernandel, Bourvil, Gréco... Plus près de nous Armand Mestral et son compagnon Robert Dalban, tous deux piliers de l'endroit, mais ce dernier, hélas, nous a quittés (voir «Midi»). Et encore Jacques Chancel, Johnny Hallyday ... Jean-Pierre en aura vu du monde, depuis ce 17 août 1953 où il revêtit là sa première veste blanche ! L'après-midi, la salle est tranquille. Vous vous affalez dans un des beaux fauteuils «club» en cuir, rouge à l'impeccable patine afin de pouvoir enfin commander ce «Gin-fizz» dont vous rêvez depuis la Concorde...
C'est là une boisson archi-connue, mais dont la composition n'est pas sans soulever quelque controverse. Si l'on s'en tient à l'orthodoxie, autrement dit à ce que préconisent les grands barmen de l'entre-deux-guerres (Torelli, Dagouret par exemple), le fizz est une petite boisson caractérisée par la présence de jus de citron, d'eau gazeuse, (fizz, en anglais: pétillement) et de blanc d'oeuf. Voici donc la recette classique. Au shaker : jus d'un demi-citron, une cuillerée à café de sucre en poudre, une cuillerée à café de blanc d'oeuf, un verre à liqueur de gin, agiter, passer dans un petit gobelet et finir avec de l'eau gazeuse. 
Aujourd'hui, l'usage du blanc d'oeuf s'est perdu. Il n'y a donc plus de véritable différence entre le « Gin-fizz» et le «Tom Collins» dont voici la formule. Directement dans un grand tumbler ; jus d'un demi-citron, une cuillerée à café de sucre en poudre, un verre à liqueur de gin, finir à l'eau gazeuse, remuer, tranche de citron facultative. On ne trouve donc plus actuellement que deux différences entre ces deux cocktails : la taille du gobelet (le «Tom Collins» étant un long drink) et l'usage du shaker (le «Tom» se mélange directement dans le verre). Il faut cependant rappeler, pour la simple curiosité, que le« Tom Collins» de Torelli comporte en outre une cuillerée à café de lait, ingrédient aujourd'hui tout à fait obsolète. Si l'on remplace le gin anglais par l'alcool de genièvre d'origine hollandaise, le «Tom Collins» devient un «John Collins». Rappelons à cette occasion que ces deux produits à base, l'un comme l'autre, d'alcool de grain et de baies de genièvre, ne se distinguent que par le procédé d'imprégnation de l'alcool par les aromates (infusion et distillation en Hollande, passage des vapeurs de l'alambic à travers un lit d'aromates en Angleterre). Le nom de Tom Collins a sans doute pour origine quelque barman londonien, si l'on en croit cette charmante strophe, datant de 1892, que nous citons d' après L’International Guide of Drink, publié par l’U.K.B.G. :

My name is John Collins, head-waiter at Limmer 's.
Corner of Conduit Street, Hanover Square.
My chief occupation is filling brimmers
For all the gentlemen frequenters there.

La disparition du blanc d'oeuf de la formule originale a entraîné pour la boisson qui en comporte une nouvelle appellation: « Silver fizz », dont il existe une variante, le «Golden fizz », où l'on utilisera cette fois le jaune d'oeuf... Ne confondons pas, non plus, «Gin-fizz» et «Tom Collins» avec le «Gin Rickey », dont le héros éponyme est le fameux colonel Jim Rickey, qui inaugura cette composition au Shoemaker's Restaurant de Washington un jour de canicule. Le colonel, pilier de ce comptoir où, étant ce que l'on appelle là-bas un lobbyist, c'est-à-dire un intrigant politique professionnel, il arrosait les parlementaires du Congrès voisin, fréquentait également à New York le Hoffman House et le vieux bar du Waldorf Selon la plupart des auteurs (mais, là encore, nous sommes loin de l'unanimité), le « Gin Rickey »consiste donc simplement à verser dans un gobelet du type old fashioned (entendez un verre à whisky large et court) : le jus d'un demi-citron, le zeste d'icelui, d eux mesures de gin, un peu d'eau gazeuse. : Ni glace, ni sucre. Mais la famille des gins citronnés ne s'arrête pas là. Citons encore: le «Gin Sling », dont la caractéristique est la présence d'une cuillerée à café de sucre en poudre dissout dans un peu d'eau, à quoi s'ajoutent bien sûr le verre de gin, le jus d'un demi-citron, la glace et l'eau (plate, cette fois);  le« Gin Cooler », connu aussi sous le nom de « Long Tom Cooler », qui ne se différencie du« Tom Collins» que par l'usage de glace en cubes, le «Gin Fix» où l'on met un peu de Cherry Brandy, etc.
On pourrait encore allonger la liste des variantes qui dérivent de cette combinaison de base, géniale dans sa simplicité: gin + citron. Il y a là une alliance toute naturelle, semble-t-il, mais encore fallait-il y penser. Malgré toute l'estime que nous nourrissons à l' égard du Paris et de ses animateurs, nous devons déplorer ici que, à l'instar, hélas, de la plupart des établissements, on se serve pour p réparer le «Gin-fizz» et autres boissons citronnées d'un jus pressé à l'avance. Or, chacun sait que le suc des agrumes s'oxyde vite et que sa saveur s'en ressent. « Nous voulons du citron devant nos yeux pressé ! », nous s’exclamerions-nous, si nous étions poète....



Dix-sept heures
Alexandra au bar Alexandre

La marquise sortit à cinq heures
Paul Valéry

Laissons le Five o’clock tea à nos amis anglais et le gouter à nos chères têtes blondes. Pour nous, cinq heures est l'instant qu'adoucit l'épais «Alexandra», peut-être parce que ce cocktail n'est pas sans parenté avec le chocolat chaud de notre enfance. Bien avant que le regretté Claude François eût immortalisé ce prénom en l'associant à la ville égyptienne que son phare rendit célèbre (souvenons-nous d'Alphonse Alalait : Le phare illumine les mers/Le fard enlumine les filles»), un autre phare s'était allumé parmi la mer immense des cocktails : l' «Alexandra» (ou «Alexander»), symbole de douceur et de sauvagerie, de subtilité et d'exotisme, une langue de feu dans un baiser de velours...
Selon les auteurs, on trouve de nombreuses variantes de la recette classique (Emile Bauwens n'en propose pas moins de quatre), mais nous préconiserons celle-ci, fixée dans la plus pure tradition par Michel Bigot: une cuillerée à café de crème fraîche, un tiers de crème de cacao, deux tiers de cognac. Agiter. Pour notre part, nous l'aimons servi très mousseux -ce qui suppose de ne pas trop attendre qu'il retombe avant de le verser- et saupoudré de poudre de cacao, comme le capuccino d'Italie. Mais on peut aussi utiliser la cannelle, pulvérisée, qui constelle ainsi la surface du breuvage d’une myriade de taches de rousseur évoquant le petit nez laiteux d'une jeune fille anglaise. D'aucuns préféreront une pincée de noisettes broyées. Nous sommes réservés quant à l'opportunité de remplacer le cognac par du gin, dont le parfum aigu et la note éthérée ne nous semblent pas faits pour se mêlé à la plénitude douceâtre de la crème de cacao. Citons tout de même, à titre de simple curiosité, la recette de Constantino, du bar de l'hôtel La Florida à La Havane (avant Castro...) : une cuillerée de sucre en poudre, un tiers de Gordon's Gin, un tiers de crème de cacao, un tiers de crème fraîche, un zeste de citron (E. Bauwens, Livre de cocktails).
La nécessité d'ajouter du sucre dans un mélange contenant un tiers de crème de cacao n'est pas frappante, non plus que celle de plonger un zeste de citron dans cette émulsion de crème fraîche, mais après tout, à La Havane, tout n'était-il pas permis ?
Nous parlons d'une Havane purement imaginaire, évidemment... 

Mais abandonnons l'Égypte et Cuba puisque après tout l'«Alexandra» conduit tout naturellement nos pas à l'orée de l'avenue George-V où, depuis plus de quarante ans, le bar Alexandre jouit d'une réputation sans tache. Une visite dans cet établissement qui propose un large éventail de cocktails donne l'occasion d'une mise au point qu'il était temps de faire. L'« Alexandra» n'est ni l'«Alexandre», ni !'«Alexandrin». Sur le premier, le lecteur sait déjà l'essentiel. L' «Alexandre» est une création de la maison qui porte son nom : un tiers de Grand Marnier, un tiers de cognac, un trait de grenadine, verre à mélange, Verser, finir avec du cidre doux, ajouter cerise, tranches d’orange et de citron.Trop rares sont les maisons où l'on propose des cocktails à base de cidre ! Alexandre mérite un bon point. Quant à l'étrange cocktail «Alexandrin» - un tiers de Dubonnet, un tiers de campari, terminer au champagne- il semble que ce soit aussi une création de la maison. Les mauvais plaisants conseillent de le servir pour douze dans des verres à pied ...













Dix-huit heures · les Sours
Un whisky sourd
Ne pourra jamais
Entendre un daï
Qui rit.
A.    de Bellioux

Les sours - amers en français - sont de très vieilles mixtures que Jerry Thomas différencie des «fixes» (au cas où cette information vous serait utile) par le fait qu'on n'y rajoute pas une garniture de fruits.
L'excellent Dagouret, dans son Barman universel, leur consacre quelques phrases que nous considerons comme d éfinitives :
«Ainsi que son nom l'indique, cette boisson petite et froide, à base de jus de citron, doit être acide. La sucrer très peu et même pas du tout. « Sour» et « doux» sont deux mots qui hurlent d'être accouplés. Si un client, sachant ce qu'il veut mais ignorant ce qu'il dit, vous demandait un sour-doux, soyez indulgent et servez-lui un excellent fizz avec votre meilleur sourire. Enfin, le sour est une boisson froide. La préparer à chaud est une faute professionnelle qu'un vrai barman ne commet pas, car ce serait lui enlever son caractère spécial et l'assimiler au sling. Verser doucement l'eau de selz ou le soda.»
On ne peut être plus clair. Notre sour préféré est le «Whisky Sour» ou, plus exactement, le «Bourbon Sour», la recette originale étant américaine, et le Bourbon, plus aggressif, se mariant mieux au citron. Voici la recette de base telle que l'indique Robert Vermeire : une cuillèrée à café de sucre en poudre ou de sirop de sucre, le jus d’un demi citron, 1 verre de whisky (anglais ou américain), ajouter un trait de soda bien froid. Décorer d'une tranche de citron et d'une cerise.  Deux remarques doivent être faites à ce point. On peut indifferemment faire un sour avec toutes les sortes de whisky existantes.
Notre préférence va, nous l'avons dit, au bourbon, mais cecc n'est qu'affaire de goût. Cette boisson peut ensuite se servir comme indiqué plus haut ou, sans soda, avec des glaçons «à l'américaine ». C'est ainsi que nous la buvons. Dans tous les cas, elle doit être courte et non, comme c'est trop souvent le cas, très allongée- ce qui en fait une sorte de «Collins». On peut enfin, car pourquoi ne pas vivre avec son temps ? Préparer ce cocktail au mixer électrique. C'est ce qui se fait à l'excellent bar de l'hôtel Mark Hopkins, à San Francisco. Mais on y est formel : pas plus de quinze secondes au mixer. Les variantes sont, et depuis fort longtemps, nombreuses. Citons parmi les plus célèbres le «Boston Sour» où l'on se contente d'ajouter du blanc d'œuf pour faire mousser ; ou encore le «Victoria Sour» de Robert Vermeire : moitié scotch whisky, moitié sherry sec, au dessus un filet de rhum de la Jamaïque, sucrer à parts égales de sirop d'ananas frais et d'abricot frais.
Dans sa version classique, le whisky sour se sert clans tous les bons bars et il est généralement réussi. Son goût acidulé est définitivement associé clans notre mémoire aux longues soirées apéritives, passées au Montana, à Saint-Germain-des-Prés. Il a beau changer de propriétaire, modifier et rajeunir son décor, le bar est toujours là, ventru et massif faisant de la première partie de la salle un couloir. La sXXXX  XXXX X


 Dix-neuf heures : le side-car
Il est assez « Fouquet 's »,
C'est-à-dire courses, whisky,
Voiture américaine, petites femmes,
Bon tailleur et argent facile.
L'esprit ? On n'en parle pas!
Maurice Sachs

Une des heures les plus dures à tuer
dans la journée parisienne
(en admetlant d'ailleurs qu'on tue les heures,
et que. ce ne soient pas les heures qui nous tuent) ,
c est celle quz se passe entre six et sept heures de rele;;ée.
Je m'adresse, bien entendu, à cette majorité
Honnête et sage qui ne connaît pas l'apéritif.
Alphonse Allais

Sept heures : le soleil rougit à La Défense.
L'apéritif du soir mérite qu'on y pense.
Au parking  souterrain garons notre Packard, et courons au Fouquet's siffler un «Side-Car» !
(Un demi de cognac, un quart de Cointreau, un quart de jus de citron, agiter.)
En terrasse, l'été, plus d'un producteur chauve
Hume, cigare au bec, les hortensias mauves (que célébra jadisMonsieur de Montesquiou).
Et le barman leur dit, polyglotte : « Thank you »;
Car les producteurs, même au milieu des déboires
Laissent, c'est bien connu, de fastueux pourboires.'
Mais c'est l'hiver surtout que j'aime le Fouquet's
Car il y fait si bon quand le temps est frisquet (tsss !)
S'installer tout au fond d'un fauteuil conforable
En buvant bien au chaud un cocktail délectable,
Et surtout le Fouquet’s est le temple du chic,
C'rst fa qu'o11 voit k plus dt' pardess 11s mastic.
l'\ l(Jn Dieu comme.; ils sonl lwaux, LOUS ces sexagénaires
Drapés da ns le cashmere en vrais millionnaires
Cniflcs par Motsch, cha ussés par Lobb, fort lavandés,
calamistrés, jouant l'apérilif aux dés!
11!> brassent des millions, nets d'impôts, via la Suisse,
1'.:chafauclanl des coups sans que jama is on puisse
l .cs coincer, et rêvant d'impossibles filons,
1 mport de bazookas, export de bas Nylon ...
Et le glauque reflet d'improbables fortunes
Reluit au fond d'un verre empli de vieille prune.
Parfois, une starlette au regard ingénu
Approuve leur propos d'un r ire convenu.
Elle sait qu'ils ont soif de sa croupe charnue
l:t qu'ils sont prêts à tout pour la voir un peu nue.
El le croit à moitié au rôle qu'on promet,
:\u cachet, au contrat ... mais on ne sait jama is ...
( :c soir tu subiras l'assaut du chimpanzé,
Pnite midinette à la cuisse bronzée !
Mais déjà le soir tombe obscurcissam les Champs.
O n compte ce que l'on a perdu à Longchamp
On recommande un glass: le side-car acide
Rejoint ses frères à l'aise au fond d' un gras bide.
l .c Cointrcau, le cognac unis par le shaker
Vingt heures : le Martini cocktail
L'originalité n'exclut pas la simplicité.
Diderot
Le « Dry Martini », c'est le roi des cocktails, le cocktail par excellence. Sans doute jamais l'alliance subtile de deux alcools n'a donné de plus spectaculaire résultat, jamais non plus un cocktail n'a davantage stimulé le talent des barmen pour arriver au dosage idéal. Le dry a en outre une longue histoire : au commencement était le « Martinez », du nom du barman qui l'inventa, déjà cité par Jerry Thomas : un trait de bitter, deux traits de marasquin, une dose d’old tom gin, un verre à vin de vermouth, deux petits glaçons. Agiter. Le «professeur» Thomas reconnaît déjà que cette cette boisson est plus connue sous le nom de «Martini » et, de fait, le «Martini cocktail » est parmi les premiers à se répandre, avec l'ouverture des bars américains, à travers le monde. Alphonse Allais le considère comme «un des meilleurs cocktails quand il est bien préparé» : glace en petits morceaux,  une demi cuillerée à café de curaçao, une demi cuillerée à café de crème de noyau, une demi cuillerée à café d'orange bitter. Finir en parties égales de gin et de vermouth de T urin. Agiter, passer. Zeste de citron.

Durant tout l’entre-deux guerre, la formule ne varie guère. Le Savoy Cocktail Book résume bien les gouts de l'époque en proposant trois recettes: un Martini dry (un tiers de vermouth, deux tiers de gin), moyen (moitié, moiLié) et doux (un tiers de gin, deux tiers de vermouth); pour la version «dry», il conseille le vermouth français; pour la version « sweet », le vermouth italien. Le mariage du gin dans la version « dry» avec le vermouth français fera la fortune des établissements Noilly-Prat. Le « Martini Cocktail », au fil des années, s'est bu de plus en plus sec et ses recettes sont légion. Trader Vic, dans son langage imagé, note qu'il y a plus de variantes au « Dry-Martini » que de haricots dans toutes les boîtes de conserves Heinz ! Et il est vrai que dans la conquête du Graal qu'est un «Martini extra dry», tous les barmen du monde ont mobilisé leurs méninges ! Deux vraies histoires de bar résument parfaitement les proportions dont nous rêvons tous. La première stipule que, pour faire un vrai dry, il faut embarquer sur un voilier à Saint-Tropez avec une bouteille de gin, de la glace, un verre à mélange et cingler vers Marseille. Quand on arrive en vue des usines Noilly-Prat, on verse le gin et la glace, on tend une minute le verre à mélange : les effluves se dégageant des cheminées suffisent. L'autre version est de Luis Buñuel qui dans ses mémoires, Mon dernier soupir, déclare d'emblée : « Ma boisson préférée est le Dry Martini », et de poursuivre : « Les véritables amateurs qui aiment le Dry Martini très sec allaient jusqu'à prétendre qu'il fallait simplement laisser un rayon de soleil traverser la bouteille de Noilly-Prat avant d'aller toucher le verre de gin. Tout cela n'est que fiction, mais en dit long sur le peu de vermouth qu'il faut pour parfumer le gin. » Pour faire un vrai dry, il faut d'abord un verre à mélange car nous partageons l'avis de Robert Vermeire: « Personnellement, je suis partisan du shaker quand il fait très chaud, mais, pour les pays centraux et ceux du nord de l'Europe, je préfère la préparation de ce cocktail au verre à mélange. » La glace, et là réside le secret d'un bon dry, doit être très dure et très sèche afin de ne pas rendre d'eau. Ensuite chacun sa méthode. Andy Mac Elhone suggère de verser quelques gouttes de Noilly sur la glace, de jeter le liquide et de verser le gin pur sur les glaçons juste imbibés de Noilly. Claude, le parfait barman de la Calavados, ouvre juste la bouteille et, après avoir laissé s'échapper les eflluves, verse une simple goutte. Il nous souvient du temps où l'ingénieux Jean-Paul, au Montana, parfumait ses glaçons à l'aide d'un vaporisateur ! A la Maison du Cerf, à Bruxelles, siège du Club national de l'aviation et l'un des plus authentiques bars qu'on puisse trouver, on propose un « Burnt Dry Martini »  Il s’agit d’une variante particulèrement spectaculaire : Au moment de servir, on presse à l’intérieur du verre une zeste de citron sur une allumette enflammée. L’huile essentielle qu'il contient flambe, exhalant tout son parfum.
Les variantes sont bel et bien innombrables ... Celle de Luis Buñuel est une des plus rigoureuses : « Je mets tout le nécessaire dans le réfrigérateur le jour qui précède la venue de mes invités : les verres, le gin, le shaker. J'ai un thermomètre qui me permet de vérifier que la glace est bien à la température d'environ 20° au-dessous de zéro. Le lendemain, quand mes amis sont là, je prends tout ce qu'il me faut. Sur la glace très dure, je verse d'abord quelques gouttes de Noilly-Prat et une demi-cuillère à café d'angostura. J'agite le tout, puis je vide. Je ne garde que la glace qui porte la trace légère des deux parfums, et sur la glace je verse le gin pur. J'agite encore un peu et je sers. C'est tout mais il n'y a rien au-delà. » Nous partageons ce sentiment : nous n'avons rien à ajouter si ce n'est l'indispensable olive verte qu'on doit voir reposer au fond du verre à pied nécessairement conique. A Paris, les bars où l'on peut se faire servir un bon dry sont nombreux. Pour notre part, nous affeclionnons cette boisson au Pont Royal. Le côté souterrain et confortable, la décoration très « cinquante », les souvenirs littéraires et alcooliques que nous y avons vont bien avec cette recette qui évoque l'Amérique de ces années-là, les «privés» harassés et les journalistes à bout de nerfs, les Camel opiacées et les chaussures à grosses semelles, les voitures trop chromées et les blondes trop platinées. Au comptoir où dans les confortables fauteuils qu'illustrèrent les cuites de la bande à Blondin, on peut méditer sur toutes ces romanesques évocations, sachant qu'au cas où l'on viendrait à les mettre en forme, l'endroit est toujours hanté par quelque éditeur...

Vingt et une heures - vingt-deux heures :
des Cocktails qui se mangent

Dîner : Action journalière et capitale qui ne peul être accomplie dignement que par des gens d'esprit : car il ne suffit pas, au dîner, de manger, il faut parler avec une gaîté discrète el sereine.
Alexandre Dumas,
Le Grand Dictionnaire de cuisine

Le culte du soleil s'est depuis quelques lustres emparé de l'époque. La peau la plus désirable est celle qu'il a le plus tannée. On ne recule point à s'aller asphyxier aux bords les plus caniculaires, à la pire saison.
«Sous le soleil exactement» chantait naguère Anna Karina... Les bruines de la Normandie : les embruns irlandais sont obsolètes, ou tout au moins réservés à quelques nostalgiques.
A Yport, à Dieppe, au Touquet même (on nous connûmes quelques bars estimables, dont le Harry’s  aujourd’hui disparu, et l’Epsom de douce mémoire), tout est à vendre. Deauville ne survit que grâce au jeu, à un microclimat relativement clément qui permet de rôtir sur les planches les années fastes, et à l'attachement indéfectible des professionnels du textile (tous les Sentiers mènent au Ciro 's).
Sans doute est-ce cette fascination pour les pays chauds qui tend à imposer à nos régions tempérées une habitude régnant sous les climats torrides : celle de dîner longtemps après le coucher du soleil, à la fraîche.
Il est remarquable en effet que l’heure du dîner varie en fonction de l’époque et du lieu. Plus on descend vers le sud, plus on dîne tardivement. Plus on remonte l’histoire, plus on dîne tôt : le mot désigne, au Moyen-âge, le repas pris au lever.(dîner, qui n’est qu’un doublet étymologique de déjeuner- signifiant cessation du jeûne) ; sous Louis XIV, il se prend vers onze heures, à la fin du XVIIIème siècle, à six heures, pour se stabiliser à l'orée du XXème vers sept heures et demie. Nous sommes donc parvenus à neuf heures, et la question de l'apéritif peut encore se poser, bien que le dry de huit heures ne soit pas véritablement à des années-lumière...
Que l'étymologie ne nous trompe pas. L 'apéritif n'est pas fait pour ouvrir l'appétit, comme le remarque le Dictionnaire de l'académie des gastronomes : « Il est au moins douteux que les liquides alcoolisés de couleurs variées que l'on fabrique sous ce nom aient la vertu qu'on leur prête.» Et nos auteurs de conclure, pleins de sagesse: « L'auraient-ils, que les inconvénients physiologiques et moraux [souligné par nous] auxquels expose leur usage systématique feraient largement compensation.»
Voilà qui est dit ! En outre, le goût violent de la plupart d e ces produits, comme leur forte teneur en alcool, ne préparent guère les organes gustatifs à travailler clans la finesse... Voilà pourquoi nous préférons un verre de champagne (jamais une coupe. mais une flûte ou une tulipe), deux doigts de sauternes, un xérès sec ou oloroso, répit dont nous rougissons d'avouer qu'il nous sort du sujet mais qui peut-être s'impose en ce parcours implacable. Jamais de porto qu'il convient de réserver à l’après-midi, voire, pourquoi pas, aux fromages…
Si nous sommes en ville, l’apéritif sera servi au salon au jardin, sur la terrasse, où l’on voudra mais pas à table. Au restaurant, nous préférons aussi boire l’apéritif au bar, s’il est possible, confortablement installé, pour, en le sirotant, consulter la carte Le repas prêt, un maître d’hôtel viendra nous inviter à passer à table. Cet idéal n’est pas toujours réalisable, mais il n’importe, nous sommes résolument du parti de l’idéal. Si les cocktails proprement dits sont à proscrire de  ce qui se sert à table, nous admettrons cependant certaines préparations qui portent ce nom, et qui en réalité constitueraient plutôt une sorte d’amuse-bouche. Nous pensons par exemple à l'« Oyster Cocktail », un mélange stimulant et roboratif que malheureusement peu d'établissements proposent de nos jours: verser directement dans le verre une cuillerée de Worcester sauce, une demi-cuillerée de vinaigre à l'estragon, un trait d 'angostura, deux pincées de sel de céleri, un demi-verre de cognac et deux ou trois huîtres fraîches passées dans le jus de citron . Remuer un peu et servir. Le regretté comédien Lucien Baroux, dont les clignements d'yeux sont restés légendaires, améliorait ainsi la formule: «six belons pas trop grosses mais bien pleines, détachées de leur coquille et que l'on met avec leur eau dans un gobelet entouré de glace pilée; un quart de verre à dégustation de Tomato Ketchup, une demi-cuillerée à café de sauce anglaise, dix gouttes de citron, cayenne, sel, muscade légèrement. Remuer. Un verre à dégustation de Courvoisier, «The Brandy of Napoléon ». Poser sur le dessus trois morceaux d'oursins (le rouge) très beaux... » (in Cocktails de Paris). Voici une autre modulation, proposée par Torelli sous le joli (mais inexplicable) nom de « Gondol Cocktail » : «Dans un shaker avec de la glace pilée, une cuillerée à bouche de jus de citron, autant de sirop d'orgeat, un verre à madère de cognac. Agiter, passer dans un verre à bordeaux contenant deux ou trois huîtres fraîches et bien lavées.» L'audace du mélange orgeat-huîtres est à saluer, et le résulta l mérite d'être goûté -au moins une fois... Il ne faut pas confondre l'« Oyster Cocktail» avec le «Prairie Oyster». Directement dans le verre : deux traits de vinaigre, un jaune d'œuf qu'il ne faut point crever, une cuillerée de Worcester sauce, deux traits de Tabasco, une pincée de sel et une pincée de poivre. C'est à avaler d'un trait, et certains prétendent que c'est aphrodisiaque. Ce cocktail revigorant se sert encore aujourd'hui au Captain bar de l'hôtel Mandarin, à Hong Kong. Mais nous sortons du cadre de notre chapitre, et il nous faut donc revenir à table, puisqu' il n'est que neuf heures...
Plus souvent que l'«Oyster Cocktail », il est proposé comme «cocktails à manger » des préparations à base de crustacés (crabes, langoustes, homards, crevettes), dont la formule est toujours à peu près la même : mélangé les morceaux du crustacés choisi (décortiqué)avec de la sauce mayonnaise, ajouter du paprika, du poivre de Cayenne, (le résultat à obtenir est une préparation plutôt relevée), une cuillerée à café de sauce anglaise, une tombée de cognac. Mélanger bien le tout; mettre au réfrigérateur. Au moment de servir, transvaser quelques cuillerées de cette préparation dans de petites coupes individuelles au fond desquelles on aura préalablement placé une feuille de laitue. Poudrer de fines herbes hachées, un cordon de sauce Ketchup (d'après Raymond Oliver). Pour mémoire, il faut citer le« Grapefruit Cocktail» qui n'est qu'un pamplemousse dont les quartiers, soigneusement parés, sont servis glacés dans un verre. On améliorera la présentation d'une feuille de menthe fraîche, d'une cuillerée à soupe de sorbet au pamplemousse, ou, pourquoi se le refuser ?- d'une bonne tombée de vodka sortie du congélateur. Nous ne voyons guère d'autre alcool qui puisse résister à l'amertume de ce fruit. La cerise confite qui parfois coiffe ce «cocktail» nous semble en revanche à proscrire. Il est pour chacun d'insupportables, quoique menus, détails : pour nous, la coulure d'un peu du colorant rosâtre d'une cerise industrielle sur un quartier de pamplemousse nous est un détail, menu certes, mais insupportable. C’est ainsi.
Bien qu’il se situe à la limite de notre sujet, nous ne saurions passer sous silence ces mélanges que l’on offre parfois entre deux services sous le nom de « trou normand » consistant le plus souvent en une cuillerée d'un sorbet parfumé d'une eau-de-vie et arrosé de la même : armagnac, cognac, alcool blanc de tel ou tel fruit ... Ce fût la grande mode dans les années soixante-dix, époque à laquelle les «menus-dégustation» faisaient florès. Outre l'usage du trou normand, dit encore« coup du milieu» la tradition mentionne le« coup d 'après» ou« coup du médecin » qui se prenait après le potage. Il faut dire qu'il s'agissait le plus souvent d'un coup de vin...
La prétendue heureuse influence de ces pratiques sur la digestion reste à démontrer. Au siècle dernier, l'abondance des mets composant un menu d'apparat avait enrichi cette coutume d' une halte sous forme d'un sorbet, le plus souvent accompagné d’un punch. Voici, à titre de curiosité, un menu dressé par Dugléré, du Café Anglais, vers 1850 :  

Hors-d’œuvre

Deux hors-d’œuvre chauds
Petit pâté à la Monglas.
Friture italienne
Deux grosses pièces
Esserlet garni d'ogourcies à la Dolgorowsky
Dindonneau truffé à la Périgueux
Quatre entrées
Filets de bécasses à la Moncey
Filets de poularde à la Mazarine
Croustade garnie de mauviettes
Pâté de foie gras à la gelée en cerise
Sorbet marasquin
Punch glacé
Deux rôtis
Faisan de Bohême flanqué d'ortolans
Chevreuil sauce Corinthe
Deux salades
Entremets
Asperges en branches
Truffes serviettes
Plum-pudding à la Northumberland
Charlotte de pommes glacées à la polonaise
Deux pièces de pâtisserie
Génoise aux abricots
Nougat parisien à la Chantilly
Dessert

Le punch en effet était fort en vogue au milieu du siècle dernier : il se rattachait à l'anglomanie affichée par les dandies sous l'influence des Byron, Brummel, etc. Son origine remonte probablement au XVIe siècle. En tout cas, le plus fameux jamais concocté fut servi le 25 octobre 1599 par sir Edward Kennel, amiral de Sa Majesté, pour six mille hommes de la Flotte britannique; il fut mélangé dans un vaste bassin de marbre où des mousses, naviguant dans une barque d'acajou, faisaient le service. Il fallait les relever tous les quarts d'heures, à cause des vapeurs qui se dégageaient de ce lac d'alcool !
Le mot punch dérive de l’hindoustani pãnch, qui signifie cinq (comme le grec panthé, parce que traditionnellement cinq ingrédients entrent dans sa composition: rhum, thé, sucre, citron, aromates.
Au temps de Dugléré, on servait donc le punch à la fin des entrées, froid ou chaud. Théophile Gautier donne, dans Le Bol de punch, une évocation saisissante de cette seconde option: «Un bol de punch, grand comme le cratère du Vésuve, fut déposé sur la table [...]. Sa flamme montait à trois ou quatre pieds de haut, bleue, rouge, orangée, violette, verte, blanche, éblouissante à voir (...). On eût dit une chevelure de salamandre ou une queue de comète [...]. Le punch fut versé tout brûlant dans les verres, qui se fendaient et claquaient avec un ton sec. » Voici, d'après Alexandre Dumas, qui dut en partager plus d'un avec Théophile au temps des «Jeune-France », la recette du punch à la française : «Mettez dans le même bol une bouteille de vieux rhum de la Jamaïque, deux livres de sucre royal et concassé, faites prendre le feu et agiter le sucre avec une spatule afin qu’il se caramélise en brûlant avec le rhum ; après diminution d’un tiers de liquide, immiscer dans le même bol et mélanger avec ce rhum sucré quatre pintes de thé Soutchon, qui doit être bouillant joignez-y le suc de huit citrons et douze oranges bien mûres. Ajoutez-y finalement du blanc rack de Batavia, la valeur d’un quart de pinte (soit un quart de litre d’arak), et server (très) chaud.
On connait une infinité de sortes de punch, chauds ou froids. Dans cette dernière catégorie, nous recommandons particulièrement le « Cardinal Punch » selon Stanley Belgrave, de Trinidad (qui emprunte au Savoy Cocktail Book). Dans un grand bol à punch où l’on aura placé un bloc de glace, verser successivement cent grammes de sucre en poudre, une demi-bouteille de bordeaux rouge, une demi-bouteille d’eau gazeuse, un grand verre de rhum, un grand verre de cognac, un grand verre de champagne, et un verre de vermouth italien. Nous empruntons à notre tour au même Savoy Cocktail Book une recette due au général Ford, l'«Uncle Toby Punch » : « Frotter l’écorce de deux citrons avec des morceaux de sucre jusqu’à ce que le jaune ait été absorbé. Mettre ces morceaux de sucre dans le bol à punch et les recouvrir de jus, (la quantité de jus dépend du degré d'acidité des fruits, il faudra donc gouter). Bien malaxer le mélange, car de ce malaxage dépend la richesse et la finesse du punch. Ajouter de l’eau chaude et bien mélanger jusqu'à refroidissement. Quand cette mixture, (que les Anglais nomment sherbet, c'est-à-dire : sorbet) est à point, y ajouter rhum et cognac en quantités égales. Bien mélanger encore. L'expérience et votre goût personnel vous permettront de régler les proportions.» N'oublions pas enfin le « Punch à la romaine » que l'on trouve dans de nombreux menus du XIXème siècle et qui n'est rien d'autre qu’un sorbet au vin blanc sec ou au champagne, épaissi de meringue à l'italienne et arrosé de rhum au moment de servir. C’est en somme une sorte de spoom.
Il arrivait aussi que l'on servît le punch après le dîner, à l'heure où naguère encore, les maîtresses de maison bourgeoises faisaient passer l'orangeade pour signifier aux invités qu'il était temps de prendre congé. C'est le cas dans la fameuse« orgie» qu’offrit Balzac au début de La Peau de chagrin. Les convives sont retournésau salon, et « les flammes bleues du punch coloraient d’une teinte infernale les visages de ceux qui pouvaient boire encore ».On comprend du comprend du reste qu’il soit parvenu à l’ «apogée de l’ivresse » étant donné l’impressionnante théorie des vins accompagnant ce type de repas. Balzac se complait à dresser la liste : vin de Madère pour commencer, bordeaux et bourgognes blancs et rouges, «servis avec une profusion royale,» puis les «terribles vins du Rhône, le chaud tokay , le vieux roussillon capiteux».
Arrive enfin le «vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé». Loin d'obéir au sage conseil de Dumas, que nous avons cité en épigraphe, les convives de Balzac sont des buveurs sans discrétion ni sérénité qui renoncent «à se glorifier de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des cuves»...
L'un d'eux parie qu'il videra une bouteille de champagne d'un seul trait. Mais il leur faudra encore subir les «parfums» et les «flammes» des «vins de dessert» avant le coup de grâce qui, avec le punch, les attend au salon ! Peut-être sommes-nous devenus plus timorés ou plus fragiles. Toujours est-il que cette mode du punch au dîner a tout à fait disparu. Le punch, sous sa forme moderne, peut se présenter non seulement comme cette préparation collective qui se sert à la louche, mais aussi, le plus souvent, comme un mélange individuel servi dans le verre. La formule la plus courante, telle qu'on la consomme aujourd'hui aux Caraïbes, consiste à mêler, dans des proportions variant selon le goût, du rhum, du sirop de canne et du citron vert. On trouve dans l'archipel de nombreuses préparations artisanales vendues en bouteille et parfumées de divers fruits ou essences : citron, bien sûr, mais aussi mangue, vanille, etc.
Nous en terminerons avec la recette d'un « Punch roumain», due à Adolphe Torelli, qui, malgré notre flegme légendaire, nous a fait dresser les cheveux sur la tête : Dans un shaker avec de la glace pilée, deux cuillerées à café de sucre en poudre, un jaune d'œuf, un zeste de citron. Agiter. Ajouter une cuillerée à café de jus de citron, trois traits de curaçao, deux traits de rhum. Remplir avec du champagne, un peu de crème double. Remuer avec la cuillère, passer dans un gobelet en cristal. Saupoudrer de muscade et servir avec des chalumeaux ».

 Vingt-trois heures :
un Rose au Ritz

Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de vie
Guillaume Apollinaire

La vingt-troisième heure est celle de la digestion, du recueillement, de la méditation. Après les sensations puissantes d'un dîner où les saveurs se son t h armonisées aux conversa Lions, ou k~ vins ont favorisé l'éclosion des émois, il importe de se 1111 · 1m~tT une plage d e sérénité avant d'aborder les aventures, ks avata rs et les vicissitudes d ' une n uit éthylique. L'n peu de do11n·111\ beaucoup d e luxe, une once de majesté: cc mélange-là -.,1· 11n111mc peut-être le« Rose», un cocktail beau comme le Ritz. Sa recel le originale fut mise au point en 1919 - à la grande ''lhiq11<· la présence américaine à Paris lança la mode des , o<· k1~1i ls- par Johnn y, barman du Chatham auj ourd'hui dis p,iru: un s ixième de kirsch , un sixième de sirop de groseille, d1·11x 1i crs de vermouth blanc. Remuer et ajouter une cerise à l\ ·: 111 -cle-vic. 1 k cnlc version originale sont nées maintes varia ntes, la plus 1rpa11 clur consis ta nt à remplacer le sirop de groseille par du c li <· rry bra ndy (nous recommandons le Pe ter H eering, de r:11>1 iralion danoise, q ui possède ses propres ceriscraies). U11(' autre variante, ou plus exactement improvement, est servie .iu Nit;: par l'cxcd lentissimc M. Bigot sous le nom de «César Ri11.». JI s ' agit de combiner, dans un verre à mélange, deux 11C"1 ~ de· vcrmou1 l1 rouge, un s ixième de ch erry brandy et un s i x i1~ 111<' d e kirsçh. Qud que soit votr<' choix p:-i.rmi C<.'!:i cli!Tércntcs nuancrs du « Ros(' », 11011s 111· ~ :1l 11 io11s 1rop vous n·rommaudcr d 'aller vous i11 ~ 1 : ill l'I', po111· 11111· dig<"s lirn1 v1 ·~pfr:ik h r11rrus<· <'I scr<'in<', au li .11 1·011-· Vc·11d î>1 11t· d1• <Tl <'l.1hli ~s1· 1n1· 1 11 10/1111 t/111 1 q 11(' l()llda < :1·~. 11 R 111 1 ·11 l ll<Jll. J•:, i1i 1.drn1t 11nv1·1 1111t1 •• 111 l ' 1• p1 1 1 ~.1 1 1l1 l1.1 \' l ' l ,~fr d1 l. 1K,d1•1i1· i11(1•1111 i11 .il1l1rp1i 1111 1d111l ,1 l' /•.'i/it1dr111 111111 d1 Il \ li.1i1 ·•1 ol1 ' 111 1111 '' 1 [S CUCKl/\11 !i en bronze au garde-à-vous. où s'étalent ·mille inu tilités de grandes marques q ui semb lent sussurer: «À moi vos dollars ! à moi \·os yens 1 », à vous qu i n'avez sans dou te en poche que de modestes francs .... Plutôt, en eflèt, que d 'aller invoqu er les mânes d'Hcming\'1-·ay au bar, ctné Cambon, qui porte mai ntenant son nom et dont ·> . ' le décor - assez !:ilauque évoq ue u n aquarium frappé de deuil, insta llez-vous sous l'obscure clarté ... qui tombe d u plafond à caissons du bar le plus proche de l'entrée principale. l . Cel adjcc1if, à notre sens injustemcnl délaissé. viendrait selon Edgar i\1omeil '. in l a Bande df, Copurchics. Pa ri~. 1886) du préfixe co- (du cum la1in), ùe pur, cc la rge ch a pe;\u. mou des éwdianlS qui remonte à Rubens, et cl(' rhic (lui-même dfriv.:0 de chicane, le chic étant l'art de se jouer de relf P-ci). Cette {tymolo t{ iC nous p~raît controm·ée, et nous penchons pour celte a ulrt': ropur scrail une déformation de l'anglais copper (sou en cuivre). l'homme ropurrhir t'1a nt comparé pour son écl a t à une pièce de monna ie p<1rfaitcnl('nt ,1'LÎqufr (cl<' rnfmc que l'on dir: «propre comm« un sou 1u: uf» ). Scion lhu1.at. 1/iic \Ît·11cl rnit d(" l'allemand scliicl: (tenue) «à une époqtw 011 l"ofl irin a lk111and p;hs.ii1 pou1 t111 modèle de main1icn , sinun d'él<'i\ann· », prfri"·-1-1! ll•Hl '<lllS q1ll'lqul' pn lidii·. 2. Cc dfror ''" ri1r po11rt ,1 n1 l'acl 1u i1 ,11iou dr 111H rr corl"•'Ut .\l.11 i1·. 1\ luw .J a ll ll(':lll, btqnrlle, d an~ .,cm t'11t liott"it.1,11H' .111 1i h11<· ,111x .u1 11rt•i, llt'lll<' I~ 111Îro11 pl111t11 ki" d1 qui d .. 111 i11c 11 '"111ploi1 <'I q 111 1111 11i.t.1ll t· 1·11 l'i(d, .1 1111tT u i1 l.1 s,d lt- 111 11·11 111 11·1111·11111'1.i 111 N101IN 111• ' 111111111 '' 11·1 11 1 P·" " ''1 1·11\ q11 1 lt11 jc ·flc• " ' lll l.1 p1111111'11 i lHl.11 I" 1 /0 11 S i:rn:r, 1/\11 S l .. 1. \lidu 1 B1 11.01 , q111 1 11 1·~ 11!1 · 11011 s1·11l1·111 1·111 <llt'< ck s ti nfrs d11 li1·11, niai" (ïlC011· l'i\ss1wi ,1t i<111 i1Hn 11,1t1011 .dl' des barmen, \011s p1·1~ p<1rcra 1' 1111<· de c·1·s V1'1 ~ i o11 s ros{-1·s, c·n harmonie avec 11 " 11 i11,d i 1 ('~ mord orfrs cl ' un clfror impccca bic, et vous d écochera 1' 1111 <il' lTS hamum's smile;, dont il a le sccr<>t. Ivlalgré ses hautes lo111·111111s <'lune science sans défaut clans la spécia lité qui nous 1· ... 1 r hi·r1·, M. Bigot est en dlCt un homme simple et a ffable de 1p1i 1: 111 a11r l'a utor ité d iscrète de qui connaît à fond son domaine. ( )11 retrouve tou tes ces qualités dans l'ouvrage qu' il a publié en l()llli, /,p Bar et ses cocktails, qu i est à l'art de mélange r les alcools 1 1· rp1 <' Le Bon Usage de Grévisse est à la la ngue française :iu trC'ment dit, puisque nous sommes place Vendôme, un must. Da1ts l'euphorie qui petit à petit vous envahira, pe ut-être vous 1 1· 1n1~rn orcrcz- vous L'Ode to the Ritz Bar, oeuvrc immortelle de .1. /\ i1tsworth T h . l'vforgan ( 192 l ), dont nous ne saurions priver plits long lemps les r ares lecteurs qui ne L'ont poinl en tête: Ode to the Ritz Bar "Good mornin_g. 111ister , Sir or Counr. " What will it be to-day?" /\nd F rank awairs rhe defr reply: "T he same as yesterday." T he noise ofliquor, ice and shake; /\ kingly mixing knack; t\ sandwich, a lmond or a chip. Tltc n ·'bottoms-up" and "smack"! "That's pretty good!" says he to Frank, " 1 μ;ucss I 'll shoot one more!" " Right. Mister, Sir or Cou nt," says Frank, / 1 LLS COCK 1J\ 11 S "The mo.rning's rathcr raw!" A "Rose", "l'v[artini sec" or "Bronx" They'r e ail the same to Frank! ' "A call for you er - Mr. Smith, You're wamed at the Bank." "Er - thank you, Frank, have you seen .Jonl's? He said he'd meet me here." "He juste stepped out the Cambon side, He's had his morning beer." "Un Porto flip pour vous, Vicomte? Vite là, petit, du lait !" "You're Jooking becter, :vlr. Brown, Is this your first today?" And so it goes from morn till night And always you go back, For never is your name forg-ot By Frank the "Cracker J ack" . Bien que la relecture de cc petit joyau nous laisse sans voix, nous préciserons cependant que le Frank l' JJ question n'est autre que le grand Frank Meier, a uteur de Tilt• 1lrtistry o) i'vlixino Drinks, d'où ces vers sont extraits, et chef barman au Ritz d: 19~1 (date à laquelle le premier bar du palace apparut) à 1947, q u1 fut celle de sa mort. Frank es t un barman clc légende, ami de tous les grands de ce monde, professioniwl sans faille et moraliste à ses heures: «Savoir boire, écr ivait-il, est aussi nécessaire que de savoir nager». Georges Scheurer, qui avait commencé com11 1c chasseur, prit la s uc~ession d_e Frank, avant de céder la plan· à Michel Bigot. En so1xante-d1x ans, pas mal de choses onl changé; le bar Vendôme fut ouvert en l 962. Depuis longtemps cl 1~j à les crachoirs ont disparu et les dames ont été admises c·n 1936. Mais la tradition de la qualité reste intacte, et vo us pouvez choisir n'importe quel breuvage sur la gigan tesque cal'(<' composée par 1-L Bigot (plus de quarante cocktails) : l'exécu tion sera parfaite . Mais le devoi~ des noctambules est cl'ambul1·r. Il faut donc s'arracher à cette oasis {si l'on peut ainsi qualifi er une salle lambrissée de bois de pin de l'Oregon) et s'éla11nr dans la nuit où brille la colonne honnie par Courbe t, v1·1 s de nouveau~ breuvages ...

Minuit au Trader Vic's
Ses purs ongles très Izaut dédiant leur oiryx
L 'Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore
Mallarmé
Quand vous lirez ces lignes, le Trader Vic's du sous-sol de l'hôtel Plaza à New York aura fermé ses portes - signe des temps! C'est là qu'il y a une quinzaine d'années nous avions découvert une autre manière de concevoir le cocktail, une approche 11ouvelk et polynésienne due à Victor]. Bergeron, alias Trader Vic, qu'il diffusa clans tous les É tats-Unis et même en Europe (au sous-sol du Hilton à Londres, que nous recommandons vivement). Dans un décor surchargé et polynésien, très faiblement éclairé cl bercé de musique hawaïenne, on servait dans des récipients de haute fantaisie des boissons aussi d élicieuses que redoutables. Comme l'écrit Trader Vic: «Vous savez qu'adios veut dire au revoir. Vous en buvez deux ou trois et c'est adios, croyez-moi, c'est adios ... » Sous les noms charmeurs d'«Aku-Aku », « Dry Float», « Machukona »,«Mai-Tai» ou« Scorpion» (ce dernier toujours d écoré d'un gardénia), toutes ces créations du maître étaient proposées sur une gigantesque carte illustrée. Notre esprit a ven turcux nous a toujours portés vers le« Samoan Fog Cutter», dont voici la rcceùc: deux onces de rhum léger, une once de rngnac, une demi-once de gin, deux onces de jus de citron, une 011 l'l' dr jus d'(lrange, u11e demi-once de sirop d'orgeat. Bien 111i xer et fin ir au sherry doux. Dans 1111 grt1 11d pot orn<: d1· dansC'uscs ta hitiennes à fa ire se 1T lfl111"11C ' 1 ( :a11gui11 da n~ sa tomlw, rn1 vous npporl(· donc Je l>rc•11 v.1g1• lrniH 111i xc-. l .'t·q11ilib1 1• l'~ I p.11f:1i1 , jus de· frui1s r· t sirof) l.dssc· 111 j JJS ( (' pc) 111( l 1 (' l.1 11 11 l ~ll:l l J l I' " l'H • rit (J( l i ~ . 11 11()1 Ill ('H 1 d 1 1 i v( 1 di• 1 •; 1 v i ~N<' 1 1 1 1· 1J1 , d '1•11 lu 1111 1111 1111'111111 d' 11 11 tlÏl il '1'1.id <'1 Vi1 .1 1 .ll ~ <> J l , 111 lllll ~ llllH 1111 d 1I u , 11!111~" ,1 J.1 J d l .. (111 I SAMOAN FOG CUTIER ' 1 '1 11111 ·~ lt '' lio1 ~~llll~ d1 t l' t\ p1 011 1 ((111~ 111111· 1111(' \ l' I 1 t; il) Ir 1 ('\ (' l.1 tion, 1111 11011\1·1 ,11 t cl11 rol'k t.ii l 1·t 0 11 1 fiti t la 1(1111111(' d1 · 11'111' ill\ 1·11 · H·u1'. L' 11s:tgl' du 111ixn, clc ju~ d(' fr ui ts Cl de fruits rrais llH:lés fl llX alcools (souvent le rbum) <:Lait tout à fa it nouveau quand il le~ introduisit juste après la gucrrl'. Ces cocktails restent aujourd'hui très supérieurs aux nouvell<'s trouvailles pouacrées par l 'cxc~s des crèmes en tous genres. Voici quelques autres classiques de Trader Vic's : «Scorpion»: une once et demie de jus de citron, deux onces de jus d'orange, une demi-once de sirop d 'orgeat, une once de cognac et deux onces de rhum léger. Au mixer avec de la glace. Servir dans un verre évasé (type coupe à pamplemousse), ajouter des glaçons et décorer d' un gardé nia. «Zombie»: le jus d'un demicicron vert, une once ec demie de jus d'orange, une once de jus de citron, un q uart d'once de grenad ine, une once de curaçao, une once de rhum léger et une once de « dark rhum» (rhum sombre jamaïcain, style Négrita). « Aku-Aku », une boisson rela tivement inoffensive et, comme ses consoeurs, très rafraîchissante: le jus d'un citron vert, hu it à dix reuilles de menthe fraîche, un trait de sirop de sucre de canne, une demi-tranche d'ananas, une demi-once de liqueur de pêche, une once de rhum léger. Au mixer électriq ue avec de la glace. Servir dans un gr and verre à cocktail.

Une heure :
un « Manhattan » Au Bidou Bar 
 Manhattan est le nom de l'île sur laquelle la ville de New York est bâtie.
Robert Vermeire, L 'Art du Cocktail.
 Manhattan. - Origin somewhat obscure. Probably first called after a well-known club of that name, and not after an island to which previous reference has been made.
Arthur S. Crockette, Old Waldorf Bar Days. 
Quoi qu'on en dise, en cette vie vouée sans relâche à l'ascèse, à l'oubli de soi-même que suppose, qu'exige même notre vocation de ne te rien celer – ô lecteur assoiffé de plus d'une manière - des cocktails et des repaires où ils se concoctent, il nous arrive de connaître parfois de mâles joies, des satisfactions autant élevées qu'intenses.
Ainsi, il y a de ça des lustres, un jour que nous étions en expédition scientifique dans la région dijonnais (nous caressions à l'époque - entre autres choses, Dieu sait, jeunot que nous étions ! un projet de thèse de troisième cycle sur la distillation du cassis qu’en même temps un ouvrage sur la moutarde pour lequel nous hésitions alors entre plusieurs géants de l'édition internationale), quelle ne fut pas notre joie d'être accueilli au bar du Chapeau Rouge, excellent hôtel sis dans la capitale bourguignonne, par... nous étions à cent lieues de nous y attendre... Guy, un ancien barman du Harry's !
Les Kirs, royaux ou non, mais fort chargés de cassis, comme on les fait là-bas, ne manquèrent pas de couler à flots assortissant peu à peu le nez de chacun à la couleur du chapeau en question...
Hélas, tout bouge, et depuis ces temps heureux, Guy le barman a pris une retraire bien gagnée. Il n'en est pas de même d'un autre vétéran du Sank roo doe noo (comme, en ses réclames, se surnomme soi-même le Harrv's), nous voulons parler de Bob, le truculent patron du très parisien Bidou Bar. Pourquoi ne pas avouer notre prédilection pour les façades de bar en boiserie ? Le bois, matière noble et vivante (ou qui, du moins, le fut), confère aux lieux qu'il orne un je ne sais quoi de cossu, de rassurant et de vaguement désuet qui immanquablement nous attire. C'est comme si le bois nous criait : «Bois!»... et nous entrons. Rarement entendîmes-nous plus pressant cette espèce particulière d'appel de la forêt qu'en passant par hasard, rue Anatole de La Forge, un certain soir.
La façade du Bidou Bar est sculptée d'un décor de gobelets et de dés à jouer très à propos, puisque le « bidou » est, en effet, un jeu de dés jadis fort répandu sur les comptoirs. Elle s’ouvre par des croisées à vitraux, qui protège de la lumière déjà faible pourtant qui baigne l’étroite ruelle. D’ailleurs, quand nous franchîmes ce jours-là (si l’on peut dire) leseuil du Bidou, la nuit était déjà, comme nous-même, très avancée.
Le décor n'a pas changé, grâce à la pieuse intelligence de Bob , depuis ce jour de 1940 où il fut inauguré, dans la trouble atmosphère vert-de-grisée et marché-noireuse qu'on peut imaginer, hélas. Ce qui n'ôte rien à la beauté des lambris de chêne s'incrustent d'admirables appliques, comme enlacées par des rubans de bois, des banquettes de moleskine, du comptoir majestueusement campé au beau milieu de la salle. Après de mutuelles effusions et quelques évocations irraisonnablement émues (nous n'étions plus tout à fait à jeun) du Harry,s de naguère, ce qui devait arriver ne manqua pas de se produire : il fallut «arroser ça».
Judicieux et inspiré, Bob fit mélanger à son barman rye-whisky - du Wild Turkey, s'il vous plaît! - et vermouth rouge dans la proportion deux tiers - un tiers dans le verre à mélange rempli de glace, et nous pûmes ainsi porter quelques toasts, en dégustant des « Manhattan » qui eussent été parfait, n’eût été l’absence aussi fortuite que provisoire, des cerises.
Il n’est pas interdit (mais nous n’avions cure, ce soir-là, de tels raffinements,  d’écraser au fond du verre un sucre imbibé d'angostura.
L'arôme du Manhattan, puissant, calciné, sauvage et bitumeux, nous plongea dans une rêverie new-yorkaise nous nous représentions contemplant le soleil couchant en buvant ce même breuvage, attablé au dernier étage d'une de ces tours jumelles, géantes et mégalomaniaques qu'on nomme World Trade Center.. .
Car New York a une musique, un goût, une couleur et un parfum qu'on retrouve miraculeusement concentrés dans un verre de « Manhattant », comme est enfermé dans une boule en verre une chute de neige sur un village alpestre...
Une heure du matin: la rue était déserte. Dans le bar, au contraire. se pressait une foule d'habitués qui venaient ici prendre leur élan pour une nuit qui n'avait pas, loin de là, dit son dernier mot. Conscient d'avoir encore beaucoup à faire, nous nous arrachâmes à la conversation déjà quelque peu ésotérique de notre hôte.
Dans la rue, pas un bruit, pas une fenêtre fermée, Le XVIIème arrondissement se couche tôt. Nous nous souvînmes d'Édith Piat, qui habita quelque temps l'immeuble voisin avec Paul Meurisse. Elle admirait ses pyjamas impeccables, mais sa distinction l'agaçait. Quand elle s'était trop« engueulée» avec lui, elle allait prendre un verre au Bidou où elle retrouvait son amie Momonne, à qui elle confia un jour: « Paul est le premier homme que j 'ai connu qui sente la lavande au lieu de sentir l'homme.»
Voilà un reproche qui mérite réflexion…


Deux heures et quatre Daïquiri
 Je buvais un daiquiri double bien frais,
un daiquiri grandiose préparé par Constance
qui n'avait pas le goût de l'alcool
Ernest H emingway

Il arrive un moment de la nuit où, «lassé de picons et d'absinthes » comme il est dit dans un poème de Georges Fourest, on a envie d'une fraîcheur sucrée mais sans ex cès : le rhum est alors la base q u'il faut choisir. Par rhum, entendez un rhum léger et non pas un alcool viei lli gui s'apparen te davantage à un cognac. C'est cette légèreté qui a fait le succès de la maison Bacardi, notamment le blanc, le seul, selon u n, a rrêt de la Cour suprême des Etats-Unis, à pouvoi r entrer dans la composition d'un « Bacardi Cocktail». C'est un vieux classique qu'on trouve dans les plus anciens livres : un d emi-verre de Bacardi, un jet de sirop de grenadine, le jus d'un quart d e citron. Bien agiter et servir. Cette boisson, à la fo is délicie usement puissante et rafraîchissante, a été, depuis la guerre, supplantée par un proche cousin: le« Daïquiri ».La grenadine y est simplement remplacée par du sucre, ce i11s popularisé cc cocktail. Daïquiri sera it même le surnom du propriétairc, Constantin de Rivalaïqua, qui Je pril en 1918 pour en faire Je lr:mplc ck s boissons mélangées Caraïbes. J oseph Hergesheimcr, dans son San Cristobal de Habana, livre plein de sagesse sur l'art de boire, fumer des cigares et bien vivre en génér al, en a laissé un témoignage alléchant : « Le moment du daïquiri était arrivé. Il s'agissait d' une subtile composition, elle portait ma satisfaction à un niveau encore plus élevé. Le cocktail posé devant moi était sans doute une dangereuse mixture car elle contenait, dans son bol légèrement embué de sucre en poudre, l,e germe d'une méprisante indifférence au destin : elle libérait l'esprit de toute responsabilité. Abolissant le passé et l'avenir, elle procurait un sentiment de supériorité soudain et maîtrisait pour un moment nos célèbres, nos éternelles angoisses.
Certes, c'était bien là le danger des breuvages intoxiquan ts habituellement préparés ... Le mot « intoxiquant» rendait pa rfaitement compte de leur pouvoir, de la menace qu'ils constituaient pour une r ésignation monotone et disciplinée ... Cn mot, pensais-je ensuite, que les moralistes avaient avili en lui enlevant son sens premier d'extase ... i\fais là, devant un daïquiri bien frais, un brin de fleur d'oranger à ma boutonnière, il ne signifiait plus rien.» Andie Demaison, dans Les Nouvelles littéraires, partage ce sentiment quand il chante « el Floridita, où l'on boit les meilleures boissons du monde et le daïquiri à base de rhum blanc».
Bref, El Floridita, c'était quelque chose, et il n'est pas surprenant qu'Hemingway, qui passa le gros des vingt-deux dernières années de sa vie à La Havane, en ait fait une de ses étapes favorites. On l'y voyait régulièrement, dans ce décor Regency d'après la guerre, ingurgiter sa boisson favorite. Dans un livre publié en 1939 par cette vénérable maison, on trouve quatre recettes de bases qui sont des variantes sur un thème donné.
 « Daïquiri » 1 : deux on ces de Havana Club light dry, une cuillerée de sucre, le j us d'un demi-citron, glace frappée. Agiter et servir frappé.
 « Daïquiri » n° 2: deux onces de Hava na Club light dry, une cuillerée de sucre, une cuillerée de jus de pamplemousse, une cuillerée de marasquin, le jus d'un demi-citron vert, glace frappée. Agiter et servir frapp é.
 « Daïquiri » n° 3: deux onces de Havana Club light dry, une 80 cuillerée de sucre, une cuillerée de marasquin, le jus d'un demi-citron vert, glace frappée. Agiter et servir frappé.
 « Daïquiri » n° 4: deux onces de Havana ~lub light .dry', une cuillerée de sucre une cuillerée de marasqum, une cu1ll cree de sirop de grenadi~e, glace frappée. Agiter et servir frappé. Il serait frustrant pour le lecteur arrivé à ce point de ne pas suivre Hemingway dans ses tournées havanais~~ et de ,passer sous silence son au tre boisson favorite: le « Î\~OJltO ». C est. u!1 rêve sous forme de boisson dont on peut ingurgiter des quanti tes énormes sans trop de dégâts: mettre deux cubes de glace dans un verre haut; jus de citron; une demi-cuillerée de sucre, cl.eux gouttes d' angosrura amer, deu: .onces de H_avana Club hght dry; remplir le verre d'eau petülante et decorer de menthe fraîche. Ce délice fait toujours la joie des touristes (de plus en plus nombreux) qui visitent La Havane et fon~ un pèlerinage da?s ses hauts lieux de l'imbibation, qui ont été pieusement conserves: Messieurs Bacardi s'étant réfugiés à Porto Rico, le rhum qm sert de base aux mélanges est du Havana Club, fabri~ué dans leurs anciennes distilleries et que nous recommandons vivement. Fa ute d 'être plus souvent à Cuba, et P~.ur .r:ster dans la tradition nous aimons à boire notre « Da1qum » au Forum, dernier ~rand bar du quartier de la Madelein~ apr,ès ~a « reconversion )) du Primo's et la fermeture du Yearling.
L exterieur mi-bois mi-carreau de verre n'a pas changé et, une fois franchie la double porte, il s'offre un choix que nous apprécions d'aulant plus qu'il est rare: la salle ou le bar, protégé par une cloison. Selon son humeur et si l'on est seul ou accompagné, on peut soit aller bavarder avec le barman, soit s'installer dans les confortables fauteuils de cuir. Sous l'implacable houlette de j ean Biollatto et de Christian rviaas, son directeur, le Forum perpétue fièrement la tradition du bar américan; on a j uste rajou té deux vieux juke-box gui distillent du rock'n roll et quelques images de bandes dessinées agrandies (que nous comprenons moins...); ajoutez une calandre d'Alfa Roméo et une très belle vitrine de shakers anciens, et le décor est planté. Tout ce qui se « shakc » au Forum est parfait. Dans le cas du Daïquiri, c'est primordial, car un citron pressé trop à l 'avance ou un excès de sucre renden t le mélange ou trop acide ou écoeurant. Unjour de l'hiver 1975 où nous étions à New York, un ami nous convia dans le bas de la ville à découvrir un restaurant le nouveau lieu à la mode, le l/5ih, situé 1, 5th Avenue ... ' Surprenant décor récupéré d'un paquebot de croisière qui coula il y a bien longtemps ... C'était le temps où New York découvrait l' Art Déco et là, ils en avaient pour leur argent, les petits chéris! Du personnel en smoking ou en habit au mobilier, des couverts aux menus, tout était parfait. Avant de dîner (médiocrement comme dans les endro its dans le vent!), nous passâmes au bar. Le cocktail du jour était un « Strawberry-Daïquiri », un Daïquiri à la fraise! Nous en commandâmes un deuxième pour vérifier, encore un autre : c'était formidable! La fraise passée au mixer faisait avec le rhum une mixture diabolique…
Depuis, le « Daïquiri aux fruits» a franchi l'Atlantique et c'est un peu partout qu'on peut le déguster normal ou Jrozen (glacé) dans des gammes de parfums infinies. Le « Frozen Daïquiri » se fait comme un Daïquiri normal, mais on le passe au mixer, ce qui broie la glace. Si l'on ajoute un fruit, il est réduit en purée en même temps. Le seul danger est qu'on arrive facilement à une bouillasse infâme, soit trop glacée (et on n'a pas commandé de granité), soit proche de la . compote (qu'on n'a pas commandée non plus). Difficile problème car les bars américains purs et durs répugnent à utiliser le mixer et, là où mixer il y a, c'est souvent le barman q ui fait défaut. Saluons donc des endroits comme La Mousson, à Paris, qui maî trisent parfaitement le problème! Pour finir et pour votre usage personnel, nous vous donnerons la clé de la réussite du« Daïq uiri aux fruits» : pas trop de fruit (par exemple, si vous choisissez la banane, une seule rondelle suffit) et pas trop de glace pour éviter de le flotter.

Trois heures un Mint Julep
« "Nous nous installons autour de minl-juleps."
 - Qu'est c'est que ça? - Des fleurs?
 - Des coquillages? Ils devraient expliquer les mots difficiles. »
Raymond Queneau, Loin de Rueil
A trois heures du matin, il arrive qu'on ait besoin d'un petit remontant. La menthe, comme chacun sai t, en est un. Quant au whisky, ses vertus de petit remontant ne sont plus à démontrer. Surtout le bourbon! Un enfant au biberon conclurait sans peine, à l'écoute de ces prémisses, que le petit remontant qu'il vous faut à trois heures du matin, c'est le« Mint J ulep». Le mot julep vient du persan gul-âb qui signifie «eau de rose». Passé par l'arabe, l'espagnol et le provençal, son sens a évolué pour finalement devenir le synonyme d'excipient. Le caractère stimulant de notre cocktail ainsi que la présence d'une herbe médicinale dans sa composition semblent expliq uer pourquoi la langue anglaise r eprend ce terme de l 'ancienne pharmacopée. C'est le captain Frederick Marryat qu i importa ce breuvage d'Amérique en Grande-Bretagne. Cc marin au long cours, auteur de nombreux romans d'aven tures destinés à la jeunesse, consigna par écrit dès 1815 une formule de «~Iint julep» à base de menthe fraîche et de brandy dont il assura qu'elle était «aussi irrésistible que la femme américaine». De nos j ours, la recette devenue classique s'est a insi fixée: écrasez au fond d'un tumbler cinq ou six feui lles de menthe fraîche avec une cuillerée de sucre en poudre CL une d'eaujusqu'à complète dissolution du sucre, versez une mesure de bourbon emplissez le verre de glace pilée. Remuer. Décorez de quelque~ brins de menthe givrés au sucre et servez avec des pailles. On trouve évidemment dans la littéra ture cocktailière une inépuisable quantité de variantes, dont celle, particulièrement gourmande, que propose Alphonse Allais dans Le Captain Cap :  « Pilez qu atre branches de cette plante avec une cuillerée de sucre en poudre, ajoutez un verre de cognac, remplissez de glace pilée, un verre à liqueur de Chartreuse jau ne, finissez avec de l'eau, bien remuer. Trempez dans du jus de citron une branche de men the que vous piquez au milieu du verre. Ajoutez fruits de saison, versez sur le tou t, sans remuer, petite quantité de rhum. Saupoudrez de sucre .. . » On peut, à partir du même schéma, préparer des juleps avec du gin, du cognac, du champagne ou du sauternes. La base reste la menthe pilée. Pourtant, curieusement, celle-ci est absente du « Pincapple Julep» du professeur Jerry Thomas (pour six personnes): Dans une jatte remplie au quart de glace pilée, verser le jus de deux oranges, un verre de vinaigre de framboise, un verre de marasquin , un verre et demi de gin et une bouteille de moselle ou de saumur pétillant. Ajouter les morceaux d'un ananas « dépecé à la fourchette d'argent» (Le Huby). Remuer et servir d écoré de fruits de saison. La recette la plus tradition nelle nous semb le une fois de plus la meilleure. En effet, le parfum puissant et irremplaçable de la menthe fraîche - que n ul s irop, extrait ni liqueur, n e saurait suppléer - exalte parfaitement le haut goû t de céréales des whiskies américains. Selon l'humeur, on utilisera le bourbon - très corsé et de cou le ur sombre -, ou le rye au fort parfum de seigle. Quoi qu'il en soit, le « Mint Julep » évoque les vérandas les r.ocking-chairs, les nuits torrides, les femmes fatales drapée de 1111 , les boys empressés et ambigus, les ventilate urs à lourdes pales, d 'une lenteur insupportable, les pipes de maïs et celles. a ussi, d'opium ... Voilà qui nous cond uit to ut droit à ... la Bastille : puisqu’il s'y trouve un bar baigné de ce tte atmosphère tropical et qui justemcnt s'appelle La 1ifousson. Cet étab lissement, que no us n 'h ésiterons pas à qualifier de «branché», s'est visib lement inspiré pour son décor de quelques film s-cu ltes du genre Port de l'angoisse. Faute d'y ren contrer pecrablrment préparé, vous pour rez 1 lu1i si r par111i Lo uLC' 1111 <' ga111me de class iqu es courts ou longs; 11o us recommand ons pa rticuliè rement le « Daïquiri » du j our, .1 11 f"ruit de saison. Ceux q ui regarden t à la dépense d oivent o,avoir qu'à l'ins ta r des bars d'Amérique, La 1\1ousson pratique k s ha/;/ry hours, chaque dimanche de 19 à 2 1 h eures: en tendez par là q ue routes les boissons sont a lors à moitié prix ! li (~Lu t, croyons-nous, souligner la qua lité d'un des rar <'s bars de la capiLalc qui ne soit ni u ne viei lle adresse, ni u n bar d ' hôtel, 1nais un vrai bar, avec un vrai barman capable de préparer de vrais cocktails.

Quatre heures :
un Blue Lagoon
au Harry's Bar
Pas de mets qui soient bleus, pas de breuvages qui soient d'azur. C'est ainsi que le Créateur.• réservant celle couleur pour le Ciel, a voulu nous en indiquer l'immatérialité symbolique. Alphonse Allais Qua tre heures, tourna n t de l'au be, moment (au sens étymolo,gique de cette piche nette qui fait p en cher la balance) où l'on hésite à rentrer ch ez soi ou à blan chir irrémédiablement sa nuü, c'est-à -d ire à contin uer de se noircir. Si l'on opte pour la seconde solu tion , il importe de se rendre dans un bar où règne une suffisa n te animation pour fai re oublier q ue Je j ou r menace, que b ien des noctambu les sont d~j à sur le ch emin de leur lit. et des amitiés rc lro uvfrs. li est des lieux si for ts que le ll'tnp!> ni ks ltom11ws tH' parnissc111 sur eux avoir p rise. Si mythiques, aussi, q ui' l'imagi 11 a tion vous empêche de les voir lorsque vous les visi te,. pour la premièrr· fois. Si harmoni.eux, enfin, qu'il vous semble les avoir toujours connus. C'est en 1911 que le jockey Tod Sloan, associé à un certain Clanccy, fonda le New York Bar à l'ad resse qui devait vice devenir célèbre sous la forme phonétique du Sank Roo Doe Noo. Da ns Fantôme à iendre (René Clair, 1935), un Américain transporte pierre par pierre un château écossais pour le reconstituer quelque part au Texas; Clancey suivit !a démarche inverse : il fit démonter le .décor d'un bar qu'il possédait à New York et le reconstruisit là où nous pouvons encore l'admirer. Harry 1v1ac Elhone fut engagé comme barman cc p rit une par t dans l'affai re en 1923. Ce qui avait été à l'origine - comme beaucoup de bars américains de cette époque - un rendez-vous du monde hippique, devint rapidement celui des célébrités des arts, de la li ttérature, du spectacle et du sport: Guynemer, Hemingway, Fitzgerald, le duc de Windsor, Carpentier, et plus tard Sartre, J eanson, Achard, Brasseur, Moreau, Dietrich, Duras ... Arrêtons ici une énumération qui ne saurait être qu'incomplète et revenons au passé. Il faut savoir que de nombreuses inventions qui bouleversèrent l'univers éthylique se firent en ces lieux: . 192 l : invention du « Bloody :.\1ary » par Pete Petio qui, Dieu merci, n'est lié que par une fficheuse homonymie au docteur de sinistre mémoire (recette à «onze heures»). . 1925: invention du « Harry's Pick-me-up ». (Cette même année vit au Harry 's Bar servir le premier hot-dog en France) : un tiers de jus de citron, deux tiers de cognac, deux t rai ts de grenad ine. Agiter, verser dans un tumbler et finir au champagne. . 1929: invention du «White Lady» par Harry Mac Elhone: un tiers de jus de citron, un tiers de crème de menthe blanche, un tiers de Coin treau. Agiter. Cette formule, datant de 1919, fut modifiéé par son auteur en 1929 en remplaçant la menthe par du gin. Nous préférons, pour notre part, la version originelle. . 1931 : invention du «Sicle-Car» par le même (recette à « dix-neuf heures»). En l 924, Harry Mac Elhone fonde avec son compatriote 0.0. Mc Intyre ce qui devait être une société secrète des plus fermées et des plus convoi tées, avec signes de reconnaissance et règlement ésotérique: l'IBF ou International Bar Flics a le Harry's Bar pour berceau. Elle se définit comme «a secret and fratemat organization devoted to the upiift and dowrifàtl of serious drinkers)). En 1958, à la mort de Harry, son fils Andy reprit le fl ambeau sans que le bar fermât un seul jour. Il s'est ouvert des Harry's Bars un peu partout dans le monde, dont ceux de Venise ( 1931) et de Florence (1953) qui reçurent l'autorisation de Harry. Mais seuls les Harry's New York Bars de :\:funich, 1\.fontreux et.Salzbourg dépendent de la maison mère.
(' de la mode q ui le fuit, 1'/\méricain im bibé et nostalgique, le mons ieur entre deux âges qui jure s1.:s grands dieux n'avoir jamais (saur en smoking) mis de pantalons sans bas relevés et qui ne se résout pas à rentrer chez lui, les deux j eunes femmes pouffantes dont l'une est plutôt jolie, le véritable alcoolique gui fait un instant frissonner la styliste échappée du quartier de la Bastille, le jeune et joli couple qui fai t envie et ne boira qu'un seul verre, les trois vendeuses quinquagénaires qu'on a déjà rencontrées, h ilares, place Saint-Marc ou sur les Ramblas, l' Antillais mys térieux accompagné d' une non moins mystérieuse blond e, Jes copains rugbymen et l'auteur de ces lignes, parfois nostalgique, songeant à toutes ces a n nées ... 2 janvier 1966: Charly Lewis, alors« at the ivoirics »au sous-sol, nous déd icace son a lbum Six}azz Studies for Piano (éd . Léon Agel, 1945). Délicieux personnage, un peu luna ire, rêvant le plus souvent à son Brooklyn natal en mâchonnant les glaçons d'un whisky trop vite achevé, mais que nous parvenions quelquefois à tirer de sa torpeur très «piano-bar» pour lui fai re exécuter un boogic-•..voogie ma foi presque énergique. Aujourd'hui que Charly a déser té le basement (pour quelle étrange demeure?), nous hantons plus volontiers le rez-dechausséc où règne j usqu'à la fin de l'après-mid i une tranquillité propice à la méditation transcendentale autant qu'à la lecture de Paris-Turf. C'est là, parmi les boiseries immémoriales et les blasons impavides, après avoir franchi la double porte de saloon et les joies de cc corktail convivia l par excell ence qu'on a ppel le« Blue Lagoon». Q 11dquc part (rst-ec clans L'Anabase ou dans f ,a Cyropédie ?), xc~ noph on déc rit la cou turne de j e ne sais quelle peuplade barbare d 'Asie centrale qui consiste à s'abreuver« comme d es l>a· ufs » collectivement dans un gigantesque cratère emp li de ,·in. De~uis, nous avons\nvemé la paille. À ce progrès d ' hygiène près, c'est touj ours ce même rite de convivialité barbare que n ous célébrons autour du «Blue Lagoon». Il ne s'agit en effet de rien d'au tre que d e siroter à cieux, trois, ou davantage, à l'aide du nombre nécessaire de cha l umeaux, Je contenu d'un saladier ren fermant le mélange suivan t: un tiers de curaçao b leu, un tie rs de vodka, un tiers de jus de citron. Agiter . Verser dans un bol au centre duquel un îlo t de glace pilée est moulé. Alentour barbotent quelq ues tranches d'orange et de citron , en compagnie de deux ou trois cerises à l'eau-de-vie. Cette subtile inven tion d'Ancly Mac Elhone date de 1960. La couleur en est r éjouissante, le goût témoigne du sens impeccable de J' équilibre qui caractérise son ta lent. t-.fais surtout, le trait d e génie réside clans cet aspect collectif q ui au torise tous les ra pproch ements, suggère toutes les complicités. Partager un « Blue Lagoon» n'est jamais dépourvu de sens - nous allions écrire : n 'es t jamais innocent. Si le baiser est, comme l'a d it un poète, «un point rose qu'on met su r l'i du verbe aimer», le « Blue Lagoon» est un reOet bleu dans le p remier regard qu'échangent ceux que réunit, au Harry's, un in a ugural et fatidique rendez--vo-us.-



Cinq heures :
 le Black Velvet

Que la vie esl ennuyeuse
à cinq heures el demie
de ce petit matin en berne.
Jean Cocteau
Il arrive parfois qu'on ait, après avoir bu des alcools astringents en quantité, une irrésis tible envie de bière ... C'est une des envies les plus difficiles à maî triser, car le désir de longues goulées de liquide amer et moussu ne connaît pas de succédanés. Une bière ou rien - telle est la situation. Cela étant, cervoise et cocktail riment fort peu. l\ous laissons avec mépris aux beuveries teuronnes la grossière alternance de la bière et du schnaps. La seule (et miraculeuse) exception nous vient d'Irlande: c'est le « Black V elvet », velours noir fort bien nommé. C'est à la fin des années soixante que ce magique breuvage nous fut révélé; il allie la douceur crémeuse de la mousse à l'acidité du champagne qui vient elle-même rehausser l'amertume de la bière -bref un chef-d 'oeuvre, une alliance aussi surprenante que détonante qui, conseil d'ami, doi.t se, consomr;1er avec modération. D'autant que rien n'est plus facile a faire qu un « Black Velvet » : point besoin de shaker ou de verre à mélange :moitié Guiness, moitié Champagne, et le tour est joué. On peut donc se le concocter aisément quand on rentre chez soi et qu’on désire, par une boisson vigoureuse et al1ongée, garder la saveur de la nuit...
La bière sera, bien sûr, dans ce cas en bouteille, ce qui est bien, mais ne peut se comparer à la Guinness pression. Si la première est crème, la seconde est double crème, amer et voluptueux liquide qui gorge le palais de sa nourissante caresse. Peu nombreux, hélas ! sont les bars q ui p roposent cc nectar. C'est chez eux qu'il faut aller boire le «Black Velvct ». Le Bar romain, un des survivants du début de ce siècle, a notre p référence. Son décor unique j ustifie son nom. Dans des encadrements de bois sombre, des fresques du pl us pur style pompier évoquen t la Rome antique et, comme si cela n'était pas suffisant, vous vous assiérez sur des chaises curules (peu confortables d'ailleurs ) ou des tabourets en forme de colonne. Longtemps tenu par M. et Mme Papillon gui, outre leur excellen t accueil, fu rent, quand c'était à la mode, des copocléphiles de pointe, le bar a gardé to utes les qualités gui l' ont r endu célèbre et en ont fait un rendez-vous des vedettes de !'Olympia tout proche: un steak tartare qui se proclame non sans j ustesse le meilleur de Paris et les cocktails, dont un« Black V civet» parfaitement dosé, don t la couleur s'harmonise parfa itement à la pénombre ambian te. Nous buvons ce breuvage avec bonheur l' hiver, quand il fait froid et hostile, et la ·nuit dont il a (comme les publicitaires l'ont finement remarqué) la couleur.

Six heures :
 les Cocktails assassins
Mescal: la boisson que jamais
je ne puis, même en la portant à mes lèvres,
croire réelle.
Malcolm Lovvry
A six heu res, la nuit vacille. Peu à peu, les bars se sont vidés ... Il nous souvicnL d'un matin où nous avions inauguré un pub à SaintGermain- des-Prés: les heures passant, nous nous étions retrouvés six inconnus autour d'une table, seuls et derniers pocha rds à fè ter l'événement sous l'oeil réprobateur du personnel épuisé qui ne pensait qu'à dormir. Plusieurs fois, l'un d'entre nous tom ba, immédiatement ramassé par ses voisins et nous nous serrions les coudes jusqu'à cc que le j our vînt enfin nous chasser. À six heures. on doiL effectivement se serrer les coudes : la lassitude gagn~, mais certains j ours (nous devr ions dire « nuits»), l'envie, la passion de faire la fê te est la plus forte. C'est l'heure de se tourner vers les magiques flacons mexicains . T cquila et mes cal son t d eux proches cousins, issus de deux variétés proches de magey (sorte de cactées) que les Espagnols curent la bienheureuse idée de distiller dès le XVIl" siècle. La tequila, de fabricat ion industr ielle, est distillée à la vapeur et donne un alcool qui titre de 38 à 40°; le mescal, distillé artisanalement, est cuit préala blement dans un four en terre et titre 43°. C 'est à ces heures terribles qu'il convient de fraterniser avec l'ombre de Jvlalcolm Lowry, l'immortel auteur d' Au-dessous du volcan, dont nous a\'ons cité une des phrases les plus révélatrices. ~!fais où est la réalité, de toute façon, quand le Consul revient rôder parmi nous? Longtemps tequila et mescal furent in trouvables en France pour de byzantins problèmes de réglementation, le gunzan (chenille qui loge dans le magey) que les Mexicai ns mettent traditionnellement dans chaq ue bouteille posant problème .. Enlevez la chen ille et le tour est j oué: c'est ainsi qu'appa rurent en France les premières bouteilles de Tequila.
Restait  dans l ' l~ ta l cl 'Oall.a ca. Il lc difl'usc aujourd'h11i dans quelq ues trop rares établissements . Le Martial, récemment fermé de manière que nous souhaitons provisoire, étaiL de ceux-là . Dans ce superbe décor 1950 rafraîchi, avec bar aux deux étages, les alcools mexicains coulaien t à fl ot jusq u'à l'aube. Le cocktail emblématique de la maison - Je « Ma r tial» - est à lui seul tout un programme : tequila, mescal, kaluha (liqueur de café). Le «Pilotage automa tique» (bien nommé) est un champagnc-mcscal (ou tequ ila, selon votre goût). Ivfais, aux heures avancées de la nui t, une boisson plus magique encore est là pour réveiller nos sens : la « Tequila rapido >). li s'agi t d' un nouveau cocktail, u9e vérita ble invent ion qui date de ces dern ières années et nous vient (si nous sommes correctement informés) de Californie. Il sied à notre époque de stress, de violence et de défonce. Comme nous le fa isa it rema rqu er non sans humou r un j eune barman, c'es t un cocktail destrO)' - et il est vrai que nous sommes bien loin des petites boissons sucrées qu'on goûte du bout des lèvres ... Il était ici servi par une gracieuse offician te ha rnachée non seulement de verres et de bouteilles mais encore de bas et porte-jarretelles noirs, ce qu i ne retirait rien, bien au contraire, au plaisir de boire. ' l ' ! ' :à.., Cocktail diabolique à la hongroise ! (1928). 96 Au petit matin ... illustré par J. E. Laboureur. (Petits et Grands Verres, 1927). La recette est géniale dans sa simplicité : Dans un petit ~erre, versez la tequila et, en proportio1:1 é~ale, du Schwcppes Indian T onie - a ttention, pas trop de hq~1d e ! Vous couvr ez le tout d'une serviette et frappez un coup tres sec sur la table : si les proportions sont bonnes, les deux breuvag:s s'un issent en une mousse impa lpable que vous avalez d'un trait, très vite sans la laisser r etomber. C'est full:{urant : en moins d' une minu te l'alcool vous monte au cerveau. - una patada, diraient les Mexicains - ~n _flash, dirions-nous en langage moderne et photograph1que',L eflet es~ miraculeux et tient en fait plus de la drogue que de 1 alcool qm nécessite de gr andes quantités et un long temps de latence pour procurer l' ivresse. . . . , , Une deux trois « Teqmla rap1do » , et vous voila catapulte dans l~ folie' nocturne. Alors qu'autour de vous tou.t s'étiole vous retrouvez l'énergie, le déli re, le plaisir de la nutt et vous êtes prêt à fi nir le par cours !
Sept heures
Le Châtiment
J 'ai déjà eu l'occasion, j'imagine, de parler de ces ràeille-morts de Jeeves el de l'effet qu'ils produisent sur un gars qui ne tient plus à la vie que par un fil.
P.C. Wodehouse
le châtiment Cocktail-désespoir : remplir à moitié le shaker de glace et d'eau de Cologne, mettre deux gouttes d'alcool de menthe de Ricqlès, un doigt de shampooing, secouer, servir mousseux avec des j;a illes dans un verre à dents.
J ean Cocteau
Sept heures est l'heure fatidique (comme le chiffre sept) où le Ciel se décide en général à faire tomber le châtiment qu' il mérite sur la tête du fêtard jusque-là impénitent - mais soudain pénitent, ô combien! La lune pâli t, la lumière se fa it glauque, les trottoirs se livrent aux éboueurs, et votre crâne fait tout ce qu'il peut pour vous faire croire qu'il va exploser d'un instant à l'autre. Qui plus est, pour des raisons qui vous échappent entièrement, une gigantesque tache - est-ce de sauce mayonnaise ?-s'étale voluptueusement sur votre cravate, et votre ves ton, aperçu dans un de ces miroirs qui guettent sournoisement le passant à certaines devantures sadiques, semble avoir élé longuement enfermé, roulé en boule, clans une minuscule aumônière avant que vous l'ayez endossé. Les auteurs de ces lignes, conscients de la part de responsabilité qu'il~ om de cet état de choses, ne sauraient res ter sans tenter de vous en sortir. Depuis le temps que le genre humain s'applique à ruiner sa santé en se vautrant dans la débauche, mille et un remèdes à la GDB ont été inventés. On peut les ranger en trois principales familles: les médicaments, les recettes de bonne femme et les mélanges alcooli sés qui prétendent soigner le mal par le mal. Nous n'avons pas à nous étendre ici sur la première catégorie, au sein de laquelle chacun trouvera son bonheur dans les diverses préparations à base d'aspirine, carbonate de sodium, etc., qu'offre le commerce pharmaceutique,
Citons en revanche la formule du « T1psy Cure» proposec par Dagouret : dix grammes d 'acétate d'ammoniaque, qua tre grammes de chlorure de sodium (sel), cinquante grammes d'infusion concentrée de café, vingt grammes de sirop de gomme. Remuer. Boire en deux fois, à un quart d'heure d 'intervalle.
Quant aux remèdes de bonne femme - ils sont légion - <:> '· nous n'en citerons qu'un, fort efficace (mais, il faut le savoir. franchement émétique), qe nous tenons d'une vieille dam~ russe dont le fils nous accompagna plus d'une fois d ans une lutte sans merci, sinon toujours à notre avantage, contre une armée de bouteilles de vodka: dissoudre une cuillerée à café de sel fin dam; un petit verre d 'eau chaude. Boire d'un coup. La troisième catégorie est la plus sympathique, sinon la plus curative. Elle nous ramène en tout cas au vif de notre sujet. Il s'agit, en effet, purement et simplement de cocktails, mais auxquels il est supposé une vertu tonique, stimulante ou réparatrice. Beaucoup d'entre eux se rangent dans la catégorie des pick-me-up, autrement dit «reg uinquc-moi ». Commençons - à tout seigneur. .. - par celui qu'inventa Andy Elhone au Harry’s en 1925 : celui-là est humain.
D’autres le sont moins qui paraissent tirer leur inspiration de je ne sais quelle politique du pire ou, plus simplement, du sadisme de leur inventeur.
Ainsi, le « Courchevel Pick-me up » : dans le shaker rempli de glace, mélanger un œuf et une mesure de pcrnod. Ou, plus pervers pcut-r trc encore. le « H angover Pick-me- 11p » ! Dans le sha ker rempli de glace: un ccuf, trois cinquièmes clc porto rouge, un cinquième de Bénédictine, un cinquième de c- rc\mc fraîche. Ces deux tentatives de meurtre sont signées Giorgio Gianoli. D'autres formules, Dieu merci, reposent sur de plus sages principes, notamment sur les propriétés dépuratives des amers. Ainsi le « Fernet Cocktail», tout simple: dans un verre · à mélange rempli de glace, verser moitié cognac, moitié FernetBranca, un trait d'angostura, deux traits de sirop de gomme. Servir avec un zeste de citron.
Arrêtons ici cette énumération d'autant plus pénible qu'elle nous fait pour ainsi dire souffrir les â (fres de ceux qu i, en proie aux tortures d'un matin difficile, ont le courage de les aviver par l'absorption de tels breuvages ... Voici tou t de même, pour être versée au dossier de cette famille de boissons, une convaincante plaidoirie signée P.C. \.Vodehouse, sous forme d 'une saisissante étude phénoménologique des effets de ce qu'il nomme «réveille-mort»: « [ ... ] l'effet produit est foudroyant. « Pendant peut-être un quart de seconde, rien ne se produit. On dirait que la ~ature entière attend, retenant son souille. Puis brusquement, tout se passe comme si les trompettes finales sonnaient, annonçant unJ ugement dernier d'une exceptionnelle rigueur. «Des feux de joie s'allument dans tous les coins de la carcasse. L'abdomen s'emplit de lave brûlante. Un grand vent semble balayer le monde et le sujet a conscience que quelque chose qui ressemble à un marteau-pilon lui martèle la base du crâ ne. Pendant cette phase, les oreilles bourdonnent violemment, les yeux tournent dans leur orbite et les sourcils sont agités de tics nerveux. «Et puis, juste au moment où l'on se dit qu'il serait temps de téléphoner au notaire pour mettre ses affaires en ordre avant qu'il ne soit trop ta rd, la situation s'éclaircit brusquement. Le vent tombe, les oreilles cessent de bourdonner, les oiseaux pépient. Un orchestre se met à jouer. Le soleil apparaît d'un seu l coup à l'horizon.
« Un instant plus tard, vous n'éprouvez plus qu'une grande sensation de paix.» Pour noμs, il faut l'avou er, nous n'avons jamais eu la témérité de tenter ce genre d'expérience. Lorsqu' il nous arrive -de plus en plus rarement, nous en faisons sur l'heure le serment solennel (et Dieu sait que, de serments, nous ne sommes point avare!)-, lorqu' il nous arrive, donc, d'éprouver au matin quelque fa tigue, voire un certain malaise, c'est au bon vieux rince-cochon que nous confions le soin de nous rendre goût à la vie. Bien que son nom contienne ce qu'il faut d'opprobre pour
 . ll est si Ctcilc i'1 l ~t irc q11 c, dans l'l'tat 1'11 q 11<·s tio11 , on peul rncorc le préparer :--oi- rn êmc: vin blanc glacé, un trait de sirop de gomme, un j et cl \·au de Selz ou, à dé Cau L, un peu de Perrier. (11 est permis d'égayer la recette en utilisant du sirop de citron .) Nous préférons personnellement nous livrer à la délectation morose du rince-cochon (puisque, alors, selon FarnouxRcynaud, «la distinction fout le camp») accoudé à quelque zinc b.lafard où, nous autres noctambules au bout du rouleau, côtoyons le spleen matutinal de ceux que la nécessité de gagner leur pain a privés de trop d'heures de sommeil. Parmi les milliers de ces zincs blafards où le Parisien peut se réfugier à cette heure pour nettoyer d'un rince-cochon son organisme encrassé par la fête - ou bien d'un café, son cerveau embué de sommeil-, nous avons toujours eu une prédilection pour le comptoir du Pigall's, dont l'admirable décor est capable d'illuminer les humeurs les plus glauques. Il y a, en effet, une gaieté dérisoire, une beauté de pacotille, bref toute la splendeur du kitsch dans ce cadre conçu par Lecoq en 1952 dans le plus pur style de cette époque aujourd'hui ressuscitée par nos branchés. On croirait avoir soudain pénétré clans une planche de Spirou. L'État n'est point resté indifférent à ces merveilles, puisqu'il a classé tout cela, en particulier le comptoir, qui est, ainsi que la direction de l'établissement l'affiche avec une légitime fierté, en catégorie CE. Grisés par la polychromie audacieuse que forment le plafond, les luminaires, les verres, nous sirotons notre blanc gommé en compagnie d'un éboueur qui rêve, d'un travesti qui dégouline, d'une ménagère qui boit un café-calva pour se récompenser d'avoir promené Youki (lequel a semble-il définitivement détrôné :tvlédor), d'un vieux peintre insomniaque descendu de :tv1ontmartre, de quelques souteneurs pas encore couchés ... Et nous nous interrogeons sur tous ces destins, pour éviter sans cloute de songer au nôtre ...

Huit heures
à l'eau !
Le réveil - c'est certain - provoque des tourments insupportables.
Et ces tourments se prolongent longtemps.
Géza Csàth
Nos auteurs favoris n'aiment pas l'eau. Alfred J arry dénonçait le se ul liquide assez impur pour qu'une seule goutte suffise à troubler un verre d'absinthe ! L' Almanach du franc buveur dénonce les «horribles méfaits de l'eau : «les inondations, les tempêles maricimes, le mauvais caractère des buveurs d' eau, leur lympha tisme, les épidémies de typhoïde, choléra, etc., les noyades, l'extinction impossible des incendies, les dilatations d' estomac ... »
Sans êLre aquaphile, nous ne pouvons partager ces opinions extrêmes, car l'eau, parfois, a du bon. L'eau d'ailleurs, cela ne veut r ien dire: il y a toutes sortes d'eaux dont nous avons voilà quelques années fait une dégustation très complète 1 • Il y a d'abord l'eau du robinet, qui est presque toujours infecte et dont nous ne conseillons l'absorption qu'avec un adjuvant du type sirop. Il y a ensuite les eaux de source, sans propriétés particulières, mais qui ont le mérite de ne pas sentir le chlore. Il y a enfin les eaux minérales que nou~ classons en trois grandes familles: les eaux de table (Volvic et Evian sont les meilleures ), les eaux de bar (Perrier) et les eaux de table de nuit (Vichy Célestins, Hépar ... ).
Ces dernières tiennent plus de la pharmacie que d'autre chose et devraient être vendues sur ordonnance ... Reste qu'après une nuit de li bations, l'eau est nécessaire. Pour effectuer son harassant travail, notre foie pompe toute l'eau de notre organisme: gueule de bois et maux de tête au réveil sont pour une bonne part dus à cette déshydratation. En ces petits matins, qu'ils chantent ou pleurent, buvons donc de l'eau, mais pourquoi pas, si nous en avons encore le courage, sous forme de cocktail !
L'Ét énement du jeudi, n° 49, 10 octobre 1985, p. 120-121. 104 Quelques recettes existent comme celle que donne Rip sous forme rimée. le «Transitoire»: « Cn tiers - c'est catégorique - D'eau de Vichy Célestins; Élixir parégorique Pour le gros intestin; De fleur d'oranger imbibée D'un rien d'eau de Vittel, De bismuth une tombée : C'est !'«Entérite Cocktail» ! Une autre encore, de J ean Bastia, intitulée l'« Urodonal Cocktail»: un quart d'Urodonal, trois quarts de Vittel. Battre à l'aide d'une petite cuillère. Nous ignorons si l'Urodonal se fabrique toujours. Il peut être avantageusement remplacé par de l'Hépatorex. Enfin, puisque nous en sommes au domaine de l' hygiène, nous vous fournissons une dernière recette datant de la même époque, à utiliser avant d'aller vous coucher: «Pour conserver les dents et les débarrasser des résidus de nourriture, rincez-vous la bouche régulièrement avec de l'élixir des pères Chartreux, pur de préférence. L'émail de vos dents en sera vivifié et les gencives agréablement chatouillées. Le gargarisme offre, en outre, l'avantage de pouvoir être avalé sans aucune espèce d'inconvénient.»
Do it yourself 11 ndie io sono pillore.'
 Jacopo Tintoretto
1es temps changeant, il est probable qu'à la place où il y a cinquante ans vous auriez L amén~gé un bar se trouve auj ourd'hui un magnetoscope... , Si, néanmoins, l'envie vous en prenait, on trouve au marché aux puces et chez les antiquaires spécialisés dans la période An Déco de petits bars d'appartement dont le prix varie, bien sûr, avec la qualité. :\!fo ins encombrant et de surcroh mobile, le bar roulant est une amre solution, qu'il soit ancien ou neuf: de jeunes designers (nous pensons au Barcclonais Mariscal) en ont dessiné de fo rt beaux dans un style parfaitement contemporain. :\/fais on peut aussi bien fai re des cocktails sans cette lourde infrastrucrure. Dès 1907, Franck P. Newman n, dans son American Bar, résumair assez bien les divers ustensiles nécessaires à la confection des boissons mélangées. Mis à part le pic à glace et un ou deux articles qu'il considère lui-même comme facultatifs, sa liste reste aujourd'hui toujours valable: . 1 grand verre à mélange, assez épais et résistant pour ne pas casser lorsqu'on remue fortement la cuillère. Jl est d'usage fort pratiq ue et, sous nos latitudes, peut être utilisé dans un grand nombre de cas. Quelques flacons à bouchons stilligouttes pour contenir: - angostura bitter - orange bitter - curaçao (rouge) ou Cointreau - Oxygénée Cusenier - sirop (suer('.). 1 longue cuillère à mélange. 1 cuillère-passoire spéciale pour les cocktails (en forme de coquille à huître); elle sert à.empêcher les morceaux de glace de tomber dans le verre en versant. l jeu de timbales en argent (c'est-à-dire un shaker). 1 pelle en argent pour glace pilée. 1 râpe à muscade. petit flacon pour contenir des épices. couteau à citron. . J presse-citron. . , La créativité ne s'étant pas arrêtée au seuil du progres électroménager, certaines recettes contemporaines riches en JUSc glace lk:. « ::::iu·a\,bcrry daïquiris» er a utres cocktails luxuriants) se préparent au mixer électrique. Certains grands barmen, comme Trader Vic, ont élaboré des recettes spécialement pour cet engin qu'il convient alors d'utiliser. Mais les classiques doivent impérativement être shakés à la main. Vient ensuite le problème des verres, les divers types de cocktails ne pouvant indifféremment être servis dans n'importe quel contenant. Un bar bien équipé doit donc renfermer différents modèles dont chacun a un emploi particulier. Il est indispensable que vous possédiez une gamme de base: -des verres à cocktail d'une contenance de 8 à 12 cl dans lequels on sert les «short drinks» ( 6 cl environ ) ; - des verres à «Collins», employés pour les long drinks, qui contiennent environ 30 cl. Dans les deux cas, il s'agit de verres sans pied que vous baptiserez, non sans fierté, tumblers - cc qui ne vous dispensera pas pour a1,ltant d'acheter des verres ballons, si possible de trois tailles: des grands pour servir le champagne, des moyens pour les cocktails à base de vin ou de champagne et des petits pour apéritifs secs, porto et liqueurs. Certaines recettes, fort prisées de nos jours, tiennent du bouquet de fleu rs ou de la salade de fruits. À vous de trouver les verres de contenance ad hoc pour les servir. Il en existe de forme aussi alambiquée que ces breuvages.
 . Vo11s 11 'tti·s, hirn s111·, 1ms olJ l i~{s dt tout avoir. li l'SL sage de vous r 11 len ir ~' vos alcools favoris, d'autant ~uc les alcools s'oxydent et qu'ullC bouteille cnlaméc ne saurait se conserver trop longtemps. . . . Cela étant, avec les cinq bases trad1t1onnelles (cognac, gm, vodka, whisky, rhum),vous pouvez déjà aller très. lo'.n. Vous ajomez des vermouth, blanc et rouge, sec et doux, am,s1 que. des crèmes (menthe, banane, cacao ... ) si vous aime~ les preparat10ns sucrées, et du curaçao bleu, si vous voulez JOuer la. couleur. Enfin des jus de fruits et de légumes en ,b~ît; el des citrons quz ne doivent jamais être pressés à l'avance. Au refngcr~tcur, vous a~rez de la glace en quantité (aussi froide que possible pour qu elle rende un minimum d'eau) et du champagne. 8 Les autres adjuvants (crème ~ ·' fraîche bouillon) entrant dans les .. • · recette~ que vous affectionnez ~ . . . l sont à acheter régulièrement, ' selon vos humeurs et l'intensité de votre consommation, de même que d'autres spiritueux (tequila, mescal. Cointreau, pisco ... que sais-je - encore) toujours selon votre goût. Deux derniers conseils. Le premier est théorique et nous ne cessons de Je rabâcher: l'addition d'une grande quantité de produits dans un shaker, si elle peut procurer la griserie de l'invention, donne généralement des boissons imbuvables: faites simple et classique et souvenez-vous que dans ce domaine (comme dans beaucoup d'autres) il n'y a plus grand.chose à inventer. L'autre conseil pratique tient de l' évidence: ri~cez immédiatement votre materiel après usage afin qu'il ne garde aucun goût et conservez-le touj ours dans un état de propreté immaculée.
Les bars que nous aimons à Paris
Réussir des cocktails est un art.
J e me souviens de l'admiration que portait
J ean Cocteau à ceux qui savaient les préparer.

Ne disait-il pas que, bien que son nom ne soit pas le pluriel de cocktail, il aurnit aimé être barman J Raymond Oliver et e liste ne se veut nullement exhauti:e et les meconcents pourronL mettre nos om1ss10ns sur ' le compte de notre ignorance ou de notre / mauvais goût. Reste qu'elle regroupe les plus grands bars de Paris, adresses qui ne sauraient vous décevoir. Nous avons bien évidemment éliminé tous les établissements qui, s'ils portent le nom de «bar», proposent essentiellement à leur clientèle de boire de la clairette de Die en compagnie d' une hôtesse fort décolletée qui la leur fera passer pour du champagne .. . Nous avons enfin séparé les bars « purs»

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